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Communiquer avec vous, à partir des thèmes qui m'intéressent, et pour lesquels je souhaite vos réactions : l'actualité, les livres, les films, les musiques, et bien sûr les différents sujets auxquels la vie nous confronte.

lundi 30 décembre 2013

Cadeau de fin d'année : un petit bijou littéraire

Dans les premières pages, on se dit qu'il s'agit peut-être d'une pacotille, d'un bijou fantaisie sans valeur littéraire. Puis, au fur et à mesure que Bjarni noircit les pages destinées à la seule femme qu'il a aimée, on change peu à peu d'avis. Les phrases se transforment en brillants.
"La lettre à Helga", malgré les vicissitudes d'une existence contrariée, se révèle être un hymne à la vie, à la beauté des gestes simples, une gratitude envers la nature harmonieuse et cependant peu clémente. Les méfaits d'une civilisation mal maitrisée qui se prend les pieds dans une modernité frelatée sont dénoncés, sans amertume, sans nostalgie du passé. Bergsveinn Birgisson nous rappelle avec doigté et recul les valeurs essentielles, le bon sens et les atouts des expériences ancestrales.
"La lettre à Helga" c'est aussi le requiem de l'amour ardent, du désir fou, contrariés par le destin et la lâcheté de l'être humain face à l'inconnu.
Addiction à la souffrance (liée depuis toujours à la rudesse des conditions de vie), peur panique de réussir son existence, camouflée sous la crainte de l'échec. Interdiction intime d'être heureux, de goûter au bonheur, étouffement  des habitudes et de la frustration.
Largement de quoi méditer !!!
On éprouve pour Bjarni, de l'empathie, mais aussi une once de mépris. En tournant les pages, j'avais envie de lui crier :  Mais vis, nom d'une pipe ! Rejoins-la ! Ne te pose pas une tonne de questions empoisonnées qui ne te veulent que du mal ! Fonce ! Deviens ce que tu es, comme disait le philosophe. Ne passe pas à côté de ta vie ! Sais-tu combien on en a : une seule et elle est minuscule !
"La lettre à Helga", c'est aussi de délicieux joyaux de réflexion que certains d'entre nous peuvent transformer en maximes bien venues :
"C'est quand les gens tournent le dos à leur histoire qu'ils deviennent tout petits."
"L'être humain peut faire de grands rêves sur de petits oreillers."
Bonne lecture à vous !

mardi 5 novembre 2013

Albert Camus

Le 4 février 1948, Albert Camus donne une petite conférence dans un sanatorium. Il dit :
"Je vote socialiste. Ils sont aussi bêtes que les autres mais moins méchants !"
Aux urnes, citoyens !

mercredi 23 octobre 2013

Quand je vous le disais !

Quand je vous le disais : on marche sur la tête !
Vous ne me croyez qu'à moitié ? Écoutez plutôt cela : l’Exécutif veut bien accueillir de nouveau Léonarda, mais pas ses parents. Autre son de cloche pour faire surenchère : faire revenir aussi les frères et sœurs, mais toujours pas les parents. Ah! vivement que ces enfants reviennent en France ! Ce seront de bons et vrais orphelins. Non?

mardi 8 octobre 2013

On marche sur la tête !

La réforme des rythmes scolaires n'est ni plus ni moins qu'un serpent de mer qui se mord la queue : aujourd'hui le ministère décide de revenir à la semaine de quatre jours 1/2 de travail pour les écoliers. Précédemment, la semaine d'école ne comportait plus que quatre jours, la demi-journée de classe du samedi matin ayant été supprimée. A l'époque de cette suppression, la polémique n'avait pas enflé comme aujourd'hui, la plupart des intéressés (parents d'élèves et enseignants) furent trop contents de cette coupure de deux jours en fin de semaine. Les psychologues s'étaient émus de cette rupture longue du rythme école / repos, mais ils ont prêché dans le désert. Ceux qui nous ont alertés depuis des lustres sur la nécessité d'une alternance, au cours d'une même journée, du travail scolaire et du sport (et des activités artistiques), montrant les expériences réussies des pays qui nous entourent, se sont égosillés vainement. 
Est-ce donc si difficile de s'inspirer de ce qui fonctionne bien ailleurs ? Pourquoi n'écoute-t-on pas les spécialistes, les experts ? Faut-il changer de cap tous les dix ans, infligeant ainsi à nos enfants une réforme puis son contraire ? Je sais bien que l'apprentissage se réalise dans une suite de tâtonnements expérimentaux. Oui, mais les élèves ne sont pas des cobayes. Parfois, j'ai vraiment le sentiment qu'on marche sur la tête !   

dimanche 15 septembre 2013

Rue des Marronniers



Rue des Marronniers

    _ Angers, Angers, deux minutes d’arrêt… Correspondance pour Laval, Cholet, départ dix heures quarante… Correspondance pour…
    Il n’entend pas la suite et fixe avec attention les bras des voyageurs tendus vers les bagages serrés au-dessus de leurs têtes. Lui, Alex, il n’a ni sac ni valise. Ce matin, en partant, il s’est dit qu’il rentrerait à Paris, tard, mais qu’il rentrerait. Passer la nuit chez son père, c’est tout simplement impensable.
    La porte du T.G.V peine à s’ouvrir. Quand Alex saute sur le quai, l’odeur des magnolias de l’enfance le rattrape. C’est immédiat et c’est bon. Il ferme les yeux, le nez au ciel. Ne pas laisser filer la sensation. Respirer très fort pour y être de nouveau.
    _ Pardon jeune homme, ça serait bien de vous déplacer un tout petit peu pour laisser descendre !
    Il fait machinalement un pas de côté. Ramené à la réalité, il cherche du regard la sortie. Ça ne ressemble plus à rien. Un quai interminable, encombré comme un R.E.R, un escalator cerné d’affiches. Et ce couloir bondé, où les voyageurs se bousculent vers un but qu’il imagine : la Place des Armées Victorieuses.
    Il suit. Ce n’est pas qu’il aime suivre Alex, ce serait même contraire à ses habitudes, mais il n’a vraiment pas le temps d’y réfléchir. Et puis, c’est sûrement dans la bonne direction que vont tous ces gens pressés. D’impatience, ils négligent de piloter avec prudence leurs boîtes à roulettes. Alex protège ses pieds de leurs manœuvres. L’armature du sac à dos de la jeune fille qui court, celle-là, il n’a pas pu l’éviter. Harnachée de son barda qui s’applique par soubresauts à épouser ses mouvements, elle prend juste le temps de se retourner vers lui pour un tout petit signe d’excuse. Des cheveux blonds bouclés s’échappent d’un invraisemblable bonnet tricoté. Bariolé comme les chaussettes rayées, retournées sur des chaussures de randonnée. On dirait un signe de ralliement pour de futurs compagnons de séjour. D’ailleurs, elle les cherche du regard, certaine qu’ils sont venus l’attendre à l’arrivée.
    Elle est loin devant lui à présent, réussissant à se faufiler tant bien que mal dans la foule. L’embarrassant fardeau poursuit sa destinée en équilibre sur son dos. Alex fixe le bonnet, autant qu’il le peut, par courtes intermittences, entre les têtes qui le lui cachent. Et tout à coup, il entrevoit de loin un bras aussi agité que le bonnet en direction de ceux qui sont là pour elle. Gagné, Alex, gagné ! Il aime bien Alex se raconter de toutes petites histoires courtes sur les gens qu’il rencontre. Pas sur tous bien sûr, mais celle-là, elle était mignonne et pas prétentieuse pour un sou ! Il l’aurait bien accompagnée sur les chemins de la découverte !
    Il avait un vague souvenir du grand hall de la gare. Les images qui restent en lui ne collent plus avec ce qu’il voit là : des guichets bien numérotés, une borne de retrait d’argent, un Relay de la presse, des bancs métalliques pour l’attente, occupés par des silhouettes allongées. Elles prennent le temps de terminer leur nuit.
    Avant, c’était grand aussi, mais beaucoup plus vide. Dans un des quatre coins, un seul guichet où les parents venaient acheter le billet des vacances parisiennes. Pour le reste, le hall servait de piste de courses avec Jimmy. Sa mère les rappelait à l’ordre pour qu’ils se tiennent tranquilles avant le départ et son père se taisait jusqu’à ce que sa voix résonne dans l’espace :
    _ Quelle idée à chaque fois de vouloir partir une heure à l’avance ! T’as toujours peur d’être en retard. Tu vois le résultat : on se fait bien remarquer ! Allez, ça suffit les garçons, arrêtez de courir !
    Aujourd’hui, courir ce serait un marathon à slalom, papa ! Avec tous ces encombrements !

    Même l’espace de la sortie est modifié. Un panneau lumineux clignote et annonce la présence de taxis. Alex presse le pas vers le cordon de la file d’attente. On a pris soin de canaliser l’ordre de priorité, mais pas de taxi en vue. Il emprunte quand même le passage délimité : tout droit, à gauche, à droite, encore à gauche et attendre sagement au bord du trottoir. Rien à l’horizon pendant dix minutes. « Ce n’est pas une borne de taxis, c’est un attrape-nigaud ! » Il peste tout haut. Les autres, crédules ou plus patients feignent de ne pas l’entendre.
    Il peut appeler son père avec son portable. Il peut et ne le peut pas : inutile d’entendre à l’autre bout du fil la voix qui insiste sur le dérangement causé par ce contre-temps. Et puis, marcher jusqu’à la maison, ce n’est pas la mer à boire. Pas pire en tout cas que de traverser Paris à pied pour rejoindre la fac les jours de grève. Juste ce qui l’ennuie, c’est qu’il ne sera pas là à onze heures, comme il l’avait dit au téléphone à son père. Quand Alex avait demandé à le voir, son père n’avait pas eu l’air enchanté. Pas dans le refus non plus. Juste un peu surpris. Ce qui avait blessé Alex, c’était la mollesse de l’enthousiasme paternel : « Oui, si tu veux, Alex, si ça peut te faire plaisir ! »
    Et lui, ça ne lui faisait pas plaisir de revoir son fils, après ces pleines années d’absence ? En treize ans, depuis la mort de sa mère, Alex avait compté les fois où le père était venu le voir chez sa tante. Impossible d’en oublier le nombre ! Depuis des années, il surlignait sur le calendrier de la cuisine :
    Jeudi 5 janvier 1995. Saint Edouard.
    Mardi 28 novembre 1998. Saint Jacques de la Marche.
    Ce n’était pas vraiment un effort de mémoire pour retenir ces saints. Ils n’étaient pas si nombreux ! Avant, il y a belle lurette, à la maison, c’est lui qui avait le privilège de détacher les feuillets de l’éphéméride. Il les conservait dans son cahier de texte et faisait rire les copains à l’école avec les petites blagues. Seulement un jour sur deux : « Pour ne pas faire de différence avec Jimmy » disait sa mère. Elle lui avait appris à détacher les feuillets jaunes, fins comme le papier des cigarettes paternelles. « Fais attention, mon garçon ! Ne colle pas les coins n’importe comment. Même pour balayer le métro, il faut du goût ! »
    Cette phrase, il l’avait retenue, elle ne lui servait plus à grand-chose. L’éphéméride, il ne l’avait plus touché après le matin où sa mère était partie au travail pour la dernière fois. Peu de temps après son départ, le téléphone avait sonné. Il avait levé son nez du bol matinal, et dans l’entrée son père bégayait : « Ah !... Ah ! … J’arrive. » Le récepteur en tombant pendait le long de la console. Son père avait enfilé sa veste et avait dit à Alex : « Dépêche-toi, tu vas être en retard à l’école. »
    Voilà, c’était tout ce qu’on lui avait dit quand elle était morte. Le reste, il avait dû l’imaginer avec les chuchotements des adultes. La nuit, il avait échafaudé des dizaines de films, pour comprendre ce qu’on lui cachait. Mais aujourd’hui, il voulait savoir pourquoi et comment elle était morte, pourquoi on l’avait écarté de l’enterrement sous prétexte qu’il était « encore trop petit pour vivre ces choses-là ! », pourquoi les adultes faisaient des messes basses quand il rentrait de l’école. Il voulait dire à son père qu’il avait bien compris  qu’on ne pleurait pas sa mère autour de lui, qu’on la condamnait même de quelque chose qu’il ignorait, mais qu’il avait le droit de connaître. Parce que c’était sa mère à lui, sa petite mère chérie et qu’il allait la défendre même si c’était seulement pour la mémoire.
    La gorge lui fait mal. Il a appris à vivre avec ce nœud qui l’a rendu silencieux au fil des années. Mais ce n’est pas le moment de s’attendrir. Aujourd’hui, Alex a décidé d’être debout ! D’un geste machinal, il se redresse et reprend la marche.
    Le cinéma Le Palace en face de la gare n’est plus là. Ce n’est pas très beau, cette transformation de bric et de broc : des couleurs blafardes sur les arrondis des anciennes ouvertures. Quand en famille, ils allaient voir un Tati, ou Spartacus avec Kirt Douglas au torse d’acier, ou Bardot jouer une sacrée idiote, l’entrée était vaste et l’immeuble ressemblait à un cinéma. Ce matin, c’est juste un rafistolage de façade, comme quand sa grand-mère raccommodait le pantalon troué à trop jouer aux billes :
    _ Mon petit garçon, j’te mets une pièce, mais je ne suis pas sûre que ton genou ne passera pas bientôt le bout de son nez ! Ça tiendra ce que ça tiendra !
    Grand-mère, elle faisait ce qu’elle pouvait pour arranger les moments difficiles entre les parents. Surtout que c’était souvent l’heure des reproches de son père, à cause des dépenses, quand sa mère ramenait à la maison des jeans ou des baskets pour les enfants. Ce qui mettait le plus en fureur son père, c’était à propos « des toilettes de Madame ! ». Là, c’était pire, il valait mieux se faire tout petit. Avec Jimmy, ils ne demandaient pas leur reste ! Ils filaient dans leur chambre en attendant que l’orage passe. C’est grand-mère qui en douce leur apportait un petit quelque chose à manger. Des fois, au lieu de se calmer, les disputes reprenaient de plus belle :
    _ Mais surveille donc leurs devoirs au lieu de traîner après le travail, comment veux-tu qu’ils aient la moyenne si t’es pas là pour leur faire réciter les leçons ?
    Et pourquoi, il ne s’en chargeait pas lui aussi de temps en temps ? Pourquoi, il fallait que ce soit elle qui y consacre du temps le soir avant de se coucher ? Il avait « des obligations ». Ça, c’était son grand mot : «  J’ai des obligations, moi ! » Et il filait s’enfermer dans son bureau, téléphoner des heures à ses obligations. Pas un soir pour les enfants ! Pour la relève de sa mère ! Pour qu’elle aille se coucher plus tôt, ou remplir le lave-vaisselle, lire un magazine, s’occuper d’elle dans la salle de bains !
    Il descend du trottoir. Cette canette de Coca, qui gît là dans le caniveau, c’est trop tentant pour son pied ! Elle se soulève de terre, cherche à retrouver l’équilibre plusieurs fois et s’écrase en morceaux. « Plus dure sera la chute ! »
    La relation avec son père, c’est peut-être comme cette canette cabossée : je te veux, je te recherche, je soulève des montagnes pour être ton fils, enfin… pour que tu t’intéresses un peu à moi, j’en fais des tonnes. Ça tient d’abord de l’équilibre, ça tangue, et puis ça retombe. « Plus dure sera la chute ! »
    Il a devant lui le panneau bleu de la rue des Marronniers et les arbres de l’enfance. Quelle drôle d’habitude ils ont à Angers ! Chaque printemps, ils défigurent les arbres, juste quand les bourgeons sortent : on dirait des suppliciés à qui on n’a laissé que des moignons. Onze heures vingt-cinq ! Il lui reste encore deux rues : l’avenue Blaise Cendrars et la rue des Petits Plis. Il a intérêt à marcher vite. Ce ne sont pas tous ces ronds-points à contourner qui vont lui faire gagner du temps. Des tulipes et des iris assortis : c’est beau mais un peu prétentieux ! On le sait qu’Angers, c’est une ville à la campagne, enfin c’est ce qu’on voudrait faire croire depuis toujours, parce que tous ces immeubles qui encerclent les petits pavillons de meulière, c’est plutôt zone ! Est-ce qu’on en a construit autour de la maison ? Il n’en sait rien Alex. Il presse le pas.
    _ Papa, je suis au portail.
    Là, il l’a appelé. Pas moyen de faire autrement : la sonnette ne répond pas. Son cœur cogne plus vite. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Je ne me vois pas bien en train de lui demander brutalement comment ma mère est morte. Il va se braquer et…
    Là haut sur le perron, la clef tourne dans la serrure. Quand la silhouette apparaît, la première chose qui saute aux yeux d’Alex, ce sont les charentaises. « C’est fou ce qu’il s’est préparé à me revoir ! Qu’est-ce que je fous là  avec ce type qui me reçoit comme si j’l’avais surpris au saut du lit? »
    Son père descend quelques marches, tout absorbé à trier ses clefs. Ayant trouvé la bonne, il regarde Alex : Saluuuut. 
    _ Salut papa
    Alex reste au garde-à-vous. Le portail est ouvert. Il n’a pas bougé. Il fixe le ciment.
    _ Oh ! oui, tu regardes mes chaussons ? Mais tu sais, moi j’aime bien être à l’aise. Et puis, je ne vais pas faire des manières avec mon fils... Saluuuut !
    Sur le dernier U, il prend le cou d’Alex, bien obligé de s’avancer vers lui s’il veut rester en équilibre. Dedans, une odeur de maintenant qu’Alex ne connaît pas.
    _ Tiens. Assieds-toi. Ne regarde pas le désordre. On n’a pas vraiment le temps pour le ménage… Tu veux boire quelque chose ? Attends voir, qu’est-ce qui me reste ?... J’ai du Gini, de la bière, du Cinzano…Rien ?... Vraiment ?... Dis donc t’es un vrai chameau toi ! T’aurais pas pris un peu de ta mère, par hasard ?
    Il a l’air content de lui. Il ricane en fixant Alex. La bouche d’Alex s’allonge sur les côtés. Il veut sourire, mais ce rictus, c’est tout ce qu’il peut répondre. Il tourne la tête. Sur la commode d’en face, des cadres en pagaille : des gosses tout seuls, des gosses avec son père…sur son dos…sous la douche de la plage…à vélo…
    Le téléphone sonne. On dirait une délivrance. Son père se jette sur le récepteur de l’entrée et pousse du pied la porte de séparation. Des rires, des silences, et puis : «  J’te rappelle tout à l’heure. J’en ai pas pour longtemps…Ô, une demi-heure, à tout casser ! »
    _ Papa…
Alex n’a pas le temps de poursuivre.
    _ Tu sais mon p’tit gars…en ce moment je ne suis pas en odeur de sainteté à la banque ! J’ai même un de ces découverts !!!…Je ne peux pas faire grand-chose pour toi…
    Il entremêle ses mains comme avant. Les doigts craquent. Alex déglutit.
    _ C’est pas grave, papa, ce sera pour la prochaine fois…
    Alex s’applique à frotter des taches imaginaires sur son jean. Le chuintement de la rugosité est le seul bruit perceptible dans le silence qui les plombe à présent. 
    Alex ne trouve rien d’autre à dire :
    _ T’as une idée de l’heure du train pour Paris ?
    _ Attends, je dois bien avoir ça quelque part dans le bureau... Si on ne me l’a pas emprunté.
    « On », c’est trop pour Alex, trop pour aujourd’hui et pour longtemps.
    Il regarde la pelouse en partant : à la place du magnolia, c’est un abri de jardin qui a poussé. « Ça ira avec le reste ! » murmure-t-il. Il referme le portail derrière lui. Pour un peu, il allait se coincer les doigts.

 

dimanche 16 juin 2013

L'événement (suite)

Fanita disait encore : les gagnants sont les gens qui savent ce qu'ils feront s'ils perdent. Les perdants ne doutent pas de leur victoire et quand ils perdent, ne savent pas quoi faire. Envisagez des options, disait-elle, plusieurs si possible. Et si quelque chose ne réussit pas, sortez du cadre. Inutile de continuer à user de l'énergie pour un échec répétitif. Faites autrement.
Avez-vous expérimenté ce sage conseil ? Ça marche !

vendredi 24 mai 2013

L'événement

C'était à la fin des années 80. Fanita English était de retour à Paris. Elle donnait ce soir-là une conférence sur les losers et les winners. Je me souviens que la salle écoutait la grande analyste américaine dans un silence impressionnant. Elle parlait sans notes, s'adressant aux gens du premier rang comme à ceux un plus loin qu'elle ne pouvait que deviner.
J'ai retenu que les winners croient en leur réussite parce que la confiance en soi, la modestie et la prudence dans la réflexion ne les quittent pas.
Malgré l'empathie que lui inspiraient les losers, Fanita nous engagea à les considérer comme des gens en apparence sûrs d'eux-mêmes et extrêmement fragiles au dedans.
"Ils sont autoritaires et veulent très souvent avoir raison. Avant même que les autres les sollicitent, ils retirent de leurs sacs les solutions qui,  selon eux, sont appropriées. Leurs conseils sont des diktats, leurs façons de faire dans la vie 'les meilleures' qui soient. Ils apprennent peu, jouent de manière défensive à "Oui, mais... " Dans l'existence, pour s'améliorer, il faut se remettre en question. Or, ils ne le peuvent pas. Sous leurs certitudes, se cache un manque d'assurance et d'amour de soi qui ferait peine à voir s'il s'exprimait au grand jour."
J'ai retiré ce soir-là de quoi alimenter longtemps ma réflexion sur les humains. Un autre grand analyste américain, Eric Berne, (avec qui peut-être Fanita English a étudié), affirmait :
"Il n'y a pas d'espoir pour l'humanité. Il n'en existe que pour les individus."   Méditons...

lundi 20 mai 2013

Le Palais




Marianne franchissait ces marches pour la deuxième fois. Elles n’avaient pas changé. Juste un peu vieilli peut-être. Le marbre blanc avait légèrement foncé au milieu, là où les pas se portaient plus naturellement. Par endroits, les fissures semblaient s’être agrandies. Marianne se souvenait : cent vingt-deux marches pour parvenir jusqu’au parvis. Compter n’importe quoi, autour de soi, était chez elle machinal, un jeu auquel elle s’adonnait depuis l’enfance avec Clémence, sa jumelle. Des comptines et des ritournelles en russe, la langue maternelle de sa mère. Ce souvenir charmant de l’enfance l’éloigna un instant de la sensation pénible éprouvée depuis quelques minutes : son cœur s’était contracté comme le poing d’un boxeur et cognait au fond d’elle-même. Plus l’heure de l’audience se rapprochait, plus le poing butait contre la paroi de sa poitrine. Les maux de tête redoublaient.

Le Palais de Justice. La première fois, ce n’était pas en juin comme aujourd’hui. Mais en décembre. Dans l’île de la Cité, un froid digne de la plaine de la Kolyma s’était brusquement engouffré sous le manteau de laine trop léger. Marianne avait serré les bras autour de ses seins, à la manière dont on tient un bébé près de soi et s’était mise à courir sur le pont du Châtelet. Le froid n’aurait pas le dernier mot, même si les pieds se recroquevillaient dans les bottes pour tenter de lui échapper.
Elle était arrivée très en avance pour être bien placée dans la salle d’examens. C’est ce que Clémence lui avait recommandé :
- J’ai besoin de te savoir près de moi pour réussir. Même si je ne regarde que le jury pendant la présentation de ma plaidoirie, je te sentirai à mes côtés. Ta force m’encourage. D’ailleurs, de nous deux, tu as toujours été la plus forte. Souviens-toi, quand on était enfants, tu étais la première à te dénoncer auprès de maman pour les bêtises que nous avions imaginées. Vrai ou pas ?

Aujourd’hui encore, Marianne était arrivée en avance. Pour être dans le hall avant lui et trouver, avant lui, la porte de la salle d’audience. Clémence lui avait conseillé cette conduite :
- . Arrive avant l’heure de convocation et reste dans le sas d’entrée. Ça t’évitera de le voir. Tout est bien signalé. La porte du Juge aux Affaires Familiales qui siègera le 17 juin sera sur le tableau d’affichage.
Marianne avait suivi le conseil de sa sœur. Elle avait plus d’une heure d’avance. Elle relut la convocation : Médiation. Première audience.
Première était inutile. Marianne était bien décidée à ce que cette audience soit suffisante pour entériner la séparation. Depuis trois mois, non sans mal, elle avait mis un terme à la vie commune. Blaise, après bien des promesses de départ constamment différées, avait fini par accepter de quitter le domicile conjugal. Il avait même loué un appartement, dans lequel il avait fait venir sa mère de Lannemezan afin qu’elle s’occupe du petit les semaines où il en aurait la garde.
Marianne avait accepté cet arrangement provisoire : une semaine chez papa, une semaine chez maman. Bien résolue à exposer ses arguments au juge. Elle voulait récupérer la garde de son fils, obtenir de son mari une pension décente et non pas cette aumône humiliante qu’il versait chaque semaine. Elle avait des reproches plein la tête et en avait même noirci des feuilles et des feuilles de papier quand elle avait pris la décision irrévocable de demander le divorce. Son avocate l’avait complimentée pour la solidité de son projet, mais n’avait pas manqué de pointer ses faibles revenus personnels. Le mari, elle le savait par son confrère, n’était pas disposé à lui venir en aide. Les difficultés financières auxquelles elle serait confrontée après le divorce seraient nombreuses. Des difficultés, Marianne en connaissait un nombre incalculable depuis douze ans, depuis qu’elle avait recueilli chez elle cet homme dont elle se croyait amoureuse. Au début, elle l’avait beaucoup soutenu, encouragé à terminer ses longues études, avait remboursé des créances, s’était acquittée à sa place de ses dettes auprès du fisc. Elle avait même hésité avant d’accepter de mettre au monde un enfant. C’était l’époque où elle sentait venir la trentaine avec appréhension, une crainte diffuse de passer à côté de la vraie vie. Toutes ses amies étaient mariées, mères de famille pour la plupart, casées. Même Clémence, restée célibataire, avait fait un enfant avec un de ses clients new-yorkais, ce qui l’avait choquée à plus d’un titre. Mais sa jumelle avait toujours été fantasque. Elles ne se ressemblaient pas.

Le sas d’entrée était éclairé par une faible ampoule, insuffisante pour relire la totalité des notes rédigées. Marianne se souvint d’une procédure apprise à la fac : souligner un mot par idée à traiter et se réciter le développement de cette idée. Elle commença : Notre fils. Expliquer au juge pourquoi son père était bien incapable de s’en occuper. Trop accaparé par son métier de conseiller financier, toujours par monts et par vaux, sur les autoroutes et dans les avions internationaux. Il manquait de temps à consacrer à son fils. Un fils, d’ailleurs qu’il n’aimait pas. Il l’avait assez prouvé depuis dix ans ! Humiliations permanentes, insultes méprisantes, voire brutalités. Un jour d’énervement, il lui avait même lancé la souris de l’ordinateur au visage en le traitant de bon à rien et de sac à merde. Le petit en avait encore la marque.
Elle était bien déterminée à évoquer ces incidents violents et tout le reste. Tout, c’est à dire ce qu’il lui avait fait subir à elle aussi. Rien que d’y penser, la rage étreignait sa gorge. N’avait-il pas récemment obtenu de son avocat que le petit soit entendu par la justice ? Il avait dit : « Mon fils a largement l’âge de raison ! » Raison de quoi et pour quoi ? Ce pauvre petit bonhomme ! Elle avait eu des échos du compte-rendu de l’entretien par son avocate : le petit avait été remonté à bloc comme un réveil-matin et, au moment de la présentation au juge, il avait déchargé des tonnes de reproches contre sa mère : paresseuse, négligée (négligée : certainement pas dans le vocabulaire d’un enfant de dix ans !), toujours en retard à la sortie de l’école, incapable de l’aider pour ses devoirs, cuisinant mal, énervée en permanence… On aurait dit que le mari avait pris les qualités de Marianne et les avait retournées à la façon dont on ouvre un vêtement de belle apparence pour en pointer la doublure défaillante et fatiguée. Le sale type ! Il allait payer ces ignobles mensonges et surtout de s’être servi de son fils pour la salir. Comment avait-il fait ? Cela restait un mystère. Le petit avait toujours été si proche de sa mère ! Si tendre avec elle ! Comment cet individu avait-il pu s’y prendre pour obtenir l’adhésion de l’enfant et mettre dans sa bouche les mots qui exprimaient le contraire de l’amour qu’il ressentait ? Blaise allait payer ! Le juge ne lui ferait pas de cadeaux pendant la confrontation ! Marianne accordait une confiance totale  dans la perspective d’une issue heureuse.

Elle sortit dans le grand hall du Palais à la recherche d'un point d'eau. Les maux de tête n'avaient pas faibli. Les hommes et les femmes de la Justice, la robe noire bordée d’hermine jetée sous le bras, serrée entre la taille et le cartable de travail, se pressaient dans différentes directions. Ils s’arrêtaient pour serrer la main des confrères, ou saluer, d’une légère inclinaison de la tête, leurs clients déjà postés près des salles d’audience. Une silhouette masculine grassouillette s’avança lentement. Marianne la reconnut et fit demi-tour vers le sas. Son avocate était arrivée pendant son absence et crayonnait sur ses notes. Quand la porte s’ouvrit à nouveau, Blaise apparut, accompagné de son avocat. Il portait la veste décontractée en daim que Marianne lui avait offerte pour leurs cinq ans de mariage. L’avocat avança les lèvres vers les joues de sa consœur, salua Marianne d’un geste bref de la main tandis que Blaise passait devant sa femme, visage inexpressif, le regard planté sur le mur. Devant cette indifférence calculée, Marianne se dit que c’était comme si brusquement, l’ouverture de la porte avait dissout son corps aux yeux de Blaise. Elle l’observa. Il continua son chemin avec la démarche nonchalante de ceux qui ne redoutent pas grand-chose de l’existence. Les mains dans les poches.

Le Juge, soucieux du bien-être de l’enfant, prononça la garde alternée et donna la priorité à Marianne pour la semaine à venir. Suivaient des recommandations multiples d’apaisement aux deux époux, dont le cerveau de Marianne ne retint qu’une infime partie. Ce qui s’inscrivait en elle, c’était bel et bien la victoire de Blaise qui, une fois encore, avait su entraîner les autres dans les canaux boueux de ses manipulations. Il maîtrisait d’une main d’artiste la persuasion. Et la boue, en apparence, se transformait en eau de source trompeuse. Pour lui, jouer avec les autres n’avait d’intérêt que s’il pouvait, avec habileté, bluffer, mentir, gagner.

Marianne savait que sa migraine persistante se dissiperait quand elle  reprendrait avec son fils un quotidien fluide et structuré. Elle s’y employa toute la semaine. Comme c’était léger cette reprise de la vie à deux avec l’enfant et ces bonnes habitudes ! Le mardi, Blaise avait téléphoné. Il viendrait le vendredi soir pour récupérer le petit et les affaires nécessaires à sa semaine de garde.

Tout était prêt dans le sac à dos de l’enfant qui finissait sa part de pizza. La sonnerie de l’interphone retentit. Marianne appuya sur le bouton d’ouverture et pressa le petit de mettre son anorak.
Ses mains reprirent la préparation de son propre repas dans la cuisine. Blaise entrerait dans l’appartement sans son concours. Il possédait encore un trousseau de clefs que Marianne ne manquerait pas de lui réclamer avant son départ. On sonna à la porte. Un coup long, puis un coup bref : la marque de Blaise chaque fois qu’il revenait au foyer. Marianne essuya ses mains, s’apprêta à ouvrir, mais le petit avait été plus rapide. La carrure de Blaise occupa tout à coup une large partie de l’obscurité dans laquelle était plongé le palier. En apercevant Marianne, Blaise appuya sur le bouton de la minuterie. La lumière dissipa toutes les zones invisibles. Le sol était couvert de valises et de sacs de voyage.
Ignorant l’enfant qui lui tendait les bras, Blaise sourit à Marianne en désignant ses bagages :
- Je peux ?

Le plat préparé fut un peu juste pour deux. Blaise avait toujours eu un solide appétit. Même en mastiquant, sa bouche n’avait pas quitté le sourire de son arrivée sur le palier. Après le repas, il alluma la télévision posée sur le plan de travail, mis une dosette dans la machine à café, revint dans la cuisine avec le cendrier du salon et la bouteille de fine Napoléon.
Marianne avait noué les liens du sac poubelle. Blaise se précipita vers elle :
- Laisse ma chérie, j’y vais !
Marianne sortit de la cuisine, ramassa l’anorak qui traînait par terre dans l’entrée et rejoignit la chambre de l’enfant. Depuis le retour de son père, le petit s’était retiré. Il aurait sûrement besoin d’un câlin pour s’endormir.

Blaise attrapa son verre, ricana entre ses dents : « À la russe ! » et d’un trait, avala le digestif.



                                                     

samedi 18 mai 2013

Ecriture

"Mon roman n'obéit à aucun plan et je dois écrire pour découvrir ce que je fais... Je ne sais pas ce que je pense jusqu'à ce que je voie ce que j'ai dit..."
Ainsi s'exprimait Flannery O Connor dans sa correspondance à propos de l'écriture. 
Personnellement, dans mes romans, je sais assez vaguement à l'avance ce que je veux écrire. J'ai des lieux dans la tête et j'en fais une liste comme pour un voyage. J'ai une idée floue des personnages secondaires et serais bien incapable de dire pourquoi ce sont eux en premier auxquels je songe. Je sais qu'ils se préciseront peu à peu et que leur identité apparaîtra. L'identité, c'est moins leur aspect physique (qui viendra plus tard) que leurs mœurs : ce qu'ils nourrissent comme valeurs, leurs centres d'intérêt, le métier qu'ils font, la famille dont ils sont entourés. Parfois, je leur ajoute des marqueurs : un tic, une habitude fâcheuse ou non, un animal de compagnie qui va compter dans le récit...
Au départ, les personnages principaux sont très peu nombreux : un ou deux. Je plante pour eux un décor, une situation, un dialogue. Ils me conduisent ensuite là où ils veulent aller. Ce sont eux qui me surprennent, m'intriguent, et non l'inverse. Ils sont les maîtres du Temps. Dans leur évolution, je veille à ne pas me laisser déborder, mais ils me donnent la main et me tirent dans le récit. 

Le contexte se doit d'être réaliste. C'est pourquoi je veille à deux questions :
  • - Dans les récits historiques, je rassemble une imposante documentation, dont je n'utilise que le dixième, voire moins. Qu'importe. Elle fonctionne comme toile de fond, décor de la pièce.
  • - Le corps des personnages, ses attitudes, ses mouvements, sont essentiels à montrer. Le récit fonctionne comme une caméra qui scrute le moindre geste, la manière de respirer, de contracter le visage dans une émotion. Il faut bannir des expressions du genre : Elle en fut émue ou encore Cette réplique le mit en colère. Elles ne renseignent pas le lecteur. Elles restent d'une grande platitude. Ce qu'attend le lecteur, c'est de lire ce que le corps fait de cette émotion, de cette colère.
L'auteur n'explique pas le personnage et le discours psychologique n'a pas sa place. Il doit montrer le personnage dans toute sa dimension vivante et l'imagination du lecteur construit ses propres images. En écrivant cette dernière phrase, je veux rendre hommage à Flannery O Connor,qui, pas une fois à ma connaissance ne fait autre chose. Ses récits s'apparentent à des films qui nous prennent à la gorge. Lisez dans le recueil de nouvelles celle qui s'intitule Braves gens de la campagne. Vous en aurez le frisson... Bonne lecture à vous !    

mardi 14 mai 2013

Le jerrican

- Allo, oui ?… Allo ? Je vous écoute… Oui, bien sûr. Mais où êtes êtes-vous ?… Oui, je connais. Je regarde ce que je peux faire pour… Attendez madame, laissez-moi finir. J’attends mon collègue... Oui, dés qu’il sera de retour, je vous dépanne. Vous m’avez bien dit en haut de la rue des Martyrs ?… En face de la boulangerie Yvonne Le Tac ? On est bien d’accord ?… Ok ! Comptez sur moi. Je serai là dans… Non, je n’en ai pas besoin, je vais raccrocher, il va s’afficher sur l’écran. Disons dans trois-quarts d’heure. Ça vous va ? Bon, très bien. À tout à l’heure.

Sur le moment, j’ai pensé : « Quelle casse-pied ! Si je l’avais laissée parler, elle m’aurait donné le pedigree de tous les anciens propriétaires de la voiture. »  Et puis, le collègue est arrivé. J’ai été surpris :
- Ah ! Salut, Roger, tu as fait vite, dis donc ! Je vais dépanner un coupé Mercedes. Les femmes, le jour où elles auront compris qu’il faut donner à boire au réservoir, je te jure, on verra voler des brosses à dents. ! Bon, je crois qu’un jerrican de cinq litres suffira. Ah ! Au fait, après, je ne repasserai pas à la station. Je rentre chez moi, ça te va ? J’ai promis à Laurence de l’emmener au cinéma.

Le coupé Mercedes était fermé à clefs. Ça m’a franchement mis en colère. Elle voulait être dépannée ou pas ? J’ai même pensé que cet appel pouvait être une blague. Mais non, j’avais son numéro. En tout cas, j’étais bien décidé à ne pas l’attendre cent sept ans. Même si j’avais parlé de trois-quarts d’heure au téléphone, elle aurait pu rester dans la voiture à m’attendre.
Et puis de loin je l’ai vue arriver. Elle sortait du café des Marronniers. Bien sûr, moi, je ne l’ai pas reconnue, mais elle, elle a levé son bras au-dessus de sa tête et l’a agité comme quand on croit qu’un automobiliste va enfin s’arrêter au bord de la route. Elle était toute menue. Sa robe se soulevait et on voyait un de ses genoux. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne m’attendais pas du tout à un petit bout de femme comme ça. !
Et puis, le temps de m’étonner, elle était déjà à côté de moi.
- Je suis désolée, monsieur. J’espère que je ne vous ai pas fait attendre.
Dans le timbre de sa voix, il y avait un je ne sais quoi qui me rappelait l’enfance. Une façon de moduler les mots, comme le faisait Jeanne, ma sœur.
Sur le coup, je me suis trouvé bête. Heureusement, il y avait le jerrican. Elle l’a désigné du doigt :
- Vous savez, je suis confuse, mais ça ne m’arrive jamais de tomber en panne. Sauf que voilà, aujourd’hui j’étais pressée, je me suis dit qu’il fallait rentrer préparer le dîner. C’est toujours stupide la panne d’essence, non ?
J’ai acquiescé :
- Surtout quand on est pressé. Mais, pardonnez-moi, si je peux me permettre, vous habitez tout près. Vous l’avez dit tout à l’heure. Vous auriez pu appeler votre mari ?
Et là, j’ai lu dans son sourire, qu’elle m’avait vu venir avec mes gros sabots. Je me suis mordu la langue et j’ai pensé : « Quel imbécile tu fais, mon pauvre vieux ! »
Avec un léger sourire au coin des yeux, elle a tout de même pris la peine de me répondre :
- Oui, c’est vrai, j’aurais pu appeler mon mari, sauf que je n’ai pas de mari.
On aurait dit une petite phrase musicale. Je crois que c’est ça qui m’a chaviré. Ça… et aussi quand même l’absence de mari.
Elle s’est assise au volant pour déverrouiller le réservoir. J’ai appuyé le bec verseur et l’essence a coulé lentement vers le ventre de la voiture. Je pensais qu’elle viendrait près de moi voir la manœuvre, mais elle n’est pas sortie de la voiture et je l’ai entendue qui parlait :
- Oui, ma chérie, rue des Martyrs. Non, pas chez Justine. En panne d’essence. Mais j’arrive. Le temps de payer. Tu peux mettre l’eau des pâtes.
Et là, moi, avec Le temps de payer j’ai eu une étincelle. Quand elle a sorti son gros billet, je lui ai tendu la carte du garage :
- Vous payerez demain. Je n’ai pas de monnaie. Mais si, demain ! Je vous fais confiance.
J’avais peur qu’elle ait l’idée de repartir aux Marronniers chercher des petites coupures. Mais au lieu de cela, son regard est devenu pétillant comme du bon champagne d’anniversaire. Elle a glissé l’argent et la carte dans son porte-monnaie. Quand elle est remontée dans le coupé, la robe s’est encore écartée de son genou. Elle a démarré sans clignotant, et j’ai vu qu’elle ajustait le rétroviseur. Pour me regarder en partant ? Pour quoi d’autre alors !
Et puis, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai attrapé le portable au fond de ma poche. Il n’a jamais aimé la violence celui-là. Il est tombé dans le peu d’essence que le jerrican avait laissé couler par terre. Son numéro, c’était le dernier qui s’était affiché. Ça m’a rassuré. Il n’y avait plus qu’à attendre demain.

mardi 7 mai 2013

Le couloir de Pantin


Elle en est sûre, à cent pour cent, rien ni personne ne pourra ternir cette belle journée. Elle a dormi suffisamment. Les enfants sont partis au lycée. Ils ont bien révisé leur bac blanc. Jacques ne rentrera pas trop tard ce soir. Et surtout, il fait beau.
En sautant du lit, il a suffi d’ouvrir la fenêtre du balcon qui donne sur le jardin du Sacré-Cœur et d’inspirer l’air parisien. Il est tiède. Les rayons du soleil sont déjà au-dessus de la barrière du funiculaire. Elle se penche. La rosée mouille encore la balustrade. Dans les allées, elle peut apercevoir les promeneurs qui se lèvent tôt, les solitaires qui s’adonnent à la méditation.

À la hâte, elle sort de son cartable l’adresse du centre pour enfants autistes. Le séminaire commencera à onze heures. Une semaine avec d’éminents psychiatres. Il y aura des exposés assommants, des contributions enrichissantes , des 'oui, mais, mon cher confrère, vu sous cet angle…' Elle se recentre sur le calcul du trajet : changement à Villiers, Pont de Levallois, autobus 168, arrêt Garches. Un trajet d’une heure dix environ. Maintenant que toute la famille a quitté l’appartement, elle a juste le temps de passer dans la salle de bains assurer les retouches de maquillage.
Dans l’ascenseur, un doute la traverse : a-t-elle pensé au protocole à remplir dès ce matin ? Au rez-de-chaussée de l’immeuble, la vérification confirme sa crainte. Zut ! Inutile de s’énerver sur le bouton pour remonter à l’appartement : un locataire a été plus rapide. Que de temps perdu ! De quoi la mettre maintenant en retard.
Elle court jusqu’au métro. Quelqu’un la bouscule. Le cartable tombe du côté de la fermeture. Et bien entendu, fait exprès de s’ouvrir. Tant bien que mal, elle ramasse. Catastrophe : livres écornés, papiers noircis. Et le portable qui a giclé dans le caniveau !
À Barbès, c’est la course vers l’escalator. En espérant ne pas tomber sur un de ces sans-gêne qui occupe toute la largeur et barre le passage aux autres. Sur le quai, le métro qui arrive est bondé. Heure de pointe ou non, c’est toujours la même chose : les rames sont moins fréquentes qu’ailleurs.
Un jour, elle avait fait sourire Michelle, sa collègue :
- C’est normal que nous poireautions sur le quai. Une ligne à ciel ouvert une bonne partie de son parcours, ça prend son temps. Surtout celle-là ! Elle contourne le bel octroi de La Chapelle comme on s’incline devant une femme séduisante. Ça demande du temps ! Et tu as remarqué les noms prestigieux des stations : Stalingrad ! Jaurès ! Colonel Fabien ! Moi, je ne sais pas pourquoi, mais à chaque fois, j’ai des frissons à la racine des cheveux et le cœur qui palpite au rythme d’une marche militaire.
Rien de martial ce matin. Il faut faire vite. Elle monte dans le wagon. In extremis. Elle a bien failli coincer son manteau dans la porte. Bien entendu, sur cette ligne, impossible de s’asseoir ! Le cartable serré entre les mollets, elle s’aide d’une seule main pour l’ouvrir. De l’autre, pas question de lâcher la barre. L’équilibre est précaire mais ça le fera ! comme dit son fils.
Elle se plonge dans la lecture de sa conférence. Pas besoin de relever les yeux à chaque arrêt, le nombre est dans la tête.

Une main sur son épaule.
Non, plutôt une pression des doigts. Ecartés. Elle les a sentis tout de suite ainsi : écartés, comprimant doucement le tissu du manteau.
Un coup au cœur.
Et la même voix sourde et chaude qu’autrefois :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Serge.
Deux paires d’yeux, face à face, sombres et ardents, agrippés l’un à l’autre. Deux regards à vif, leurs deux regards, ceux qui s’étaient pris, unis, désunis, arrachés l’un à l’autre. Oui, c’est cela qui surgit : la passion vibrante, là, à l’instant où il la touche et pose cette question banale :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Serge.
Est-ce seulement une apparition fugitive ? Au bout de tant d’années, le cœur s’emballe : qu’est-ce qui lui arrive ? Qu’est-ce qui lui prend de se sentir encore à lui ?
Il repose sa question :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Il ne lâche jamais. C’est peut-être pour ça que… Non ! Pas de ça ce matin !… Se baisser. Glisser la conférence dans le cartable, se redresser lentement, gagner du temps sur le trouble qui monte. Répondre avec sang-froid :
- Je vais à Garches en séminaire.
- À Garches ? Mais tu n’es pas dans le bon sens !
L’index de Serge pointe le nom de la station : Laumière.
Avec la même voix qu’autrefois, celle de la petite fille prise en faute, elle murmure :
- Oui, je crois que je me suis trompée.
Et lui, comme autrefois, un demi-sourire ironique comprimant la lèvre supérieure et creusant un léger sillon sur la joue. Le sourire d’autrefois, celui de l’homme qui doute des autres. La défiance.
- Je vais descendre à Pantin et faire demi-tour. Excuse-moi, Serge, je suis pressée.
Cette fois, il menotte la main qui n’a pas quitté la barre :
- Tu me cherchais, Corinne. C’est évident !
- Non !
Elle a crié.
Des gens se sont retournés dans le wagon.
- Si, chuchote-t-il à son oreille.
En approchant la tête, il a dispersé un peu de ce parfum d’après-rasage qu’elle aimait tant sur son visage… Enfoncer ses lèvres dans le petit creux sous le lobe de l’oreille. Fermer les yeux et passer sa main sur la barbe rasée avec soin.
Il n’a pas beaucoup changé. Il est encore bel homme. La mâchoire est restée forte. Les paupières à peine un peu plus lourdes.
Se ressaisir. Ne pas rester clouée au sol à le regarder.
- Excuse-moi, Serge, cette fois je suis vraiment en retard.
Elle ne lui a pas dit au revoir. Elle court dans le couloir de Pantin, attentive au claquement de ses talons hauts, elle court avec au-dessus des lèvres l’effluve palpitante d’une joue qu’elle n’a pas caressée.

Bien sûr, elle n’est pas arrivée à l’heure. À Garches, personne n’a remarqué son retard. Sauf Michelle, qui a tourné la tête au moment où elle est entrée dans l’amphithéâtre et qui lui a désigné un siège libre. A côté d’elle.
Corinne a fait celle qui n’avait rien vu et s’est assise toute seule, tout en haut. Elle n’a jamais eu aussi froid. Pas question d’enlever son manteau. Le cartable sur la tablette est resté fermé un moment.
Le directeur du centre a donné la parole à un premier psychiatre. Pour un cas clinique du foyer de Mantes…
Ce n’était pas à Mantes, mais à Poissy… Au bord de la Seine, ils s’étaient disputés à cause du restaurant. Serge n’avait pas trouvé la carte assez étoffée…
Elle ouvre le cartable et le stylo court sur le cahier de stage : Poissy… Edimbourg… Vannes… Arcueil… Chicago… Venise… Un brouillage intemporel se précipite. Les lieux du souvenir se sont libérés de l’asphyxie de l’oubli. La menace est invisible, mais elle est là.
Elle se lève d’un geste brusque. En se refermant contre le dosseret, le siège claque dans un bruit métallique qui dérange. Elle sort à la hâte. Elle flotte. Une somnambule.
Le gravier des allées ressemble à des sables mouvants.
Le jardin du centre est silencieux. Elle s’assoit sur un banc, près du socle d’une statue. Au-dessus de sa tête, le feuillage d’un arbre frissonne.
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