C'était à la fin des années 80. Fanita English était de retour à Paris. Elle donnait ce soir-là une conférence sur les losers et les winners. Je me souviens que la salle écoutait la grande analyste américaine dans un silence impressionnant. Elle parlait sans notes, s'adressant aux gens du premier rang comme à ceux un plus loin qu'elle ne pouvait que deviner.
J'ai retenu que les winners croient en leur réussite parce que la confiance en soi, la modestie et la prudence dans la réflexion ne les quittent pas.
Malgré l'empathie que lui inspiraient les losers, Fanita nous engagea à les considérer comme des gens en apparence sûrs d'eux-mêmes et extrêmement fragiles au dedans.
"Ils sont autoritaires et veulent très souvent avoir raison. Avant même que les autres les sollicitent, ils retirent de leurs sacs les solutions qui, selon eux, sont appropriées. Leurs conseils sont des diktats, leurs façons de faire dans la vie 'les meilleures' qui soient. Ils apprennent peu, jouent de manière défensive à "Oui, mais... " Dans l'existence, pour s'améliorer, il faut se remettre en question. Or, ils ne le peuvent pas. Sous leurs certitudes, se cache un manque d'assurance et d'amour de soi qui ferait peine à voir s'il s'exprimait au grand jour."
J'ai retiré ce soir-là de quoi alimenter longtemps ma réflexion sur les humains. Un autre grand analyste américain, Eric Berne, (avec qui peut-être Fanita English a étudié), affirmait :
"Il n'y a pas d'espoir pour l'humanité. Il n'en existe que pour les individus." Méditons...
Bienvenue
Bienvenue
Communiquer avec vous, à partir des thèmes qui m'intéressent, et pour lesquels je souhaite vos réactions : l'actualité, les livres, les films, les musiques, et bien sûr les différents sujets auxquels la vie nous confronte.vendredi 24 mai 2013
lundi 20 mai 2013
Le Palais
Marianne franchissait ces
marches pour la deuxième fois. Elles n’avaient pas changé. Juste un peu vieilli
peut-être. Le marbre blanc avait légèrement foncé au milieu, là où les pas se
portaient plus naturellement. Par endroits, les fissures semblaient s’être
agrandies. Marianne se souvenait : cent vingt-deux marches pour parvenir
jusqu’au parvis. Compter n’importe quoi, autour de soi, était chez elle machinal, un jeu auquel elle s’adonnait depuis l’enfance avec Clémence, sa
jumelle. Des comptines et des ritournelles en russe, la langue maternelle de sa
mère. Ce souvenir charmant de l’enfance l’éloigna un instant de la sensation pénible éprouvée depuis quelques minutes : son cœur s’était contracté
comme le poing d’un boxeur et cognait au fond d’elle-même. Plus l’heure de
l’audience se rapprochait, plus le poing butait contre la paroi de sa poitrine. Les maux de tête redoublaient.
Le Palais de Justice. La
première fois, ce n’était pas en juin comme aujourd’hui. Mais en décembre. Dans
l’île de la Cité, un froid digne de la plaine de la Kolyma s’était brusquement
engouffré sous le manteau de laine trop léger. Marianne avait serré les bras
autour de ses seins, à la manière dont on tient un bébé près de soi et s’était
mise à courir sur le pont du Châtelet. Le froid n’aurait pas le dernier mot,
même si les pieds se recroquevillaient dans les bottes pour tenter de lui
échapper.
Elle était arrivée très en
avance pour être bien placée dans la salle d’examens. C’est ce que Clémence lui
avait recommandé :
- J’ai besoin de te savoir
près de moi pour réussir. Même si je ne regarde que le jury pendant la
présentation de ma plaidoirie, je te sentirai à mes côtés. Ta force
m’encourage. D’ailleurs, de nous deux, tu as toujours été la plus forte.
Souviens-toi, quand on était enfants, tu étais la première à te dénoncer auprès
de maman pour les bêtises que nous avions imaginées. Vrai ou pas ?
Aujourd’hui encore,
Marianne était arrivée en avance. Pour être dans le hall avant lui et trouver,
avant lui, la porte de la salle d’audience. Clémence lui avait conseillé cette
conduite :
- . Arrive avant l’heure
de convocation et reste dans le sas d’entrée. Ça t’évitera de le voir. Tout est
bien signalé. La porte du Juge aux Affaires Familiales qui siègera le 17 juin
sera sur le tableau d’affichage.
Marianne avait suivi le
conseil de sa sœur. Elle avait plus d’une heure d’avance. Elle relut la
convocation : Médiation. Première
audience.
Première était inutile. Marianne
était bien décidée à ce que cette audience soit suffisante pour entériner la
séparation. Depuis trois mois, non sans mal, elle avait mis un terme à la vie
commune. Blaise, après bien des promesses de départ constamment différées,
avait fini par accepter de quitter le domicile conjugal. Il avait même loué un
appartement, dans lequel il avait fait venir sa mère de Lannemezan afin qu’elle
s’occupe du petit les semaines où il en aurait la garde.
Marianne avait accepté cet
arrangement provisoire : une semaine chez papa, une semaine chez maman.
Bien résolue à exposer ses arguments au juge. Elle voulait récupérer la garde
de son fils, obtenir de son mari une pension décente et non pas cette aumône
humiliante qu’il versait chaque semaine. Elle avait des reproches plein la tête
et en avait même noirci des feuilles et des feuilles de papier quand elle avait
pris la décision irrévocable de demander le divorce. Son avocate l’avait
complimentée pour la solidité de son projet, mais n’avait pas manqué de pointer
ses faibles revenus personnels. Le mari, elle le savait par son confrère,
n’était pas disposé à lui venir en aide. Les difficultés financières auxquelles
elle serait confrontée après le divorce seraient nombreuses. Des difficultés,
Marianne en connaissait un nombre incalculable depuis douze ans, depuis qu’elle
avait recueilli chez elle cet homme dont elle se croyait amoureuse. Au début,
elle l’avait beaucoup soutenu, encouragé à terminer ses longues études, avait
remboursé des créances, s’était acquittée à sa place de ses dettes auprès du
fisc. Elle avait même hésité avant d’accepter de mettre au monde un enfant.
C’était l’époque où elle sentait venir la trentaine avec appréhension, une
crainte diffuse de passer à côté de la vraie vie. Toutes ses amies étaient
mariées, mères de famille pour la plupart, casées. Même Clémence, restée célibataire, avait fait un enfant
avec un de ses clients new-yorkais, ce qui l’avait choquée à plus d’un titre.
Mais sa jumelle avait toujours été fantasque. Elles ne se ressemblaient pas.
Le sas d’entrée était
éclairé par une faible ampoule, insuffisante pour relire la totalité des notes
rédigées. Marianne se souvint d’une procédure apprise à la fac : souligner
un mot par idée à traiter et se réciter le développement de cette idée. Elle
commença : Notre fils. Expliquer au juge pourquoi son père était bien
incapable de s’en occuper. Trop accaparé par son métier de conseiller
financier, toujours par monts et par vaux, sur les autoroutes et dans les
avions internationaux. Il manquait de temps à consacrer à son fils. Un fils,
d’ailleurs qu’il n’aimait pas. Il l’avait assez prouvé depuis dix ans ! Humiliations
permanentes, insultes méprisantes, voire brutalités. Un jour d’énervement, il
lui avait même lancé la souris de l’ordinateur au visage en le traitant de bon à rien et de sac à merde. Le petit en avait encore
la marque.
Elle était bien déterminée
à évoquer ces incidents violents et tout le reste. Tout, c’est à dire ce qu’il
lui avait fait subir à elle aussi. Rien que d’y penser, la rage étreignait sa
gorge. N’avait-il pas récemment obtenu de son avocat que le petit soit entendu
par la justice ? Il avait dit : « Mon fils a largement l’âge de
raison ! » Raison de quoi et pour quoi ? Ce pauvre petit
bonhomme ! Elle avait eu des échos du compte-rendu de l’entretien par son
avocate : le petit avait été remonté à bloc comme un réveil-matin et, au
moment de la présentation au juge, il avait déchargé des tonnes de reproches
contre sa mère : paresseuse, négligée (négligée : certainement pas
dans le vocabulaire d’un enfant de dix ans !), toujours en retard à la
sortie de l’école, incapable de l’aider pour ses devoirs, cuisinant mal,
énervée en permanence… On aurait dit que le mari avait pris les qualités de
Marianne et les avait retournées à la façon dont on ouvre un vêtement de belle
apparence pour en pointer la doublure défaillante et fatiguée. Le sale type !
Il allait payer ces ignobles mensonges et surtout de s’être servi de son fils
pour la salir. Comment avait-il fait ? Cela restait un mystère. Le petit
avait toujours été si proche de sa mère ! Si tendre avec elle !
Comment cet individu avait-il pu s’y prendre pour obtenir l’adhésion de
l’enfant et mettre dans sa bouche les mots qui exprimaient le contraire de
l’amour qu’il ressentait ? Blaise allait payer ! Le juge ne lui
ferait pas de cadeaux pendant la confrontation ! Marianne accordait une confiance totale dans la perspective
d’une issue heureuse.
Elle sortit dans le grand hall du Palais à la recherche d'un point d'eau. Les maux de tête n'avaient pas faibli. Les hommes et les femmes de la Justice, la robe noire
bordée d’hermine jetée sous le bras, serrée entre la taille et le cartable de
travail, se pressaient dans différentes directions. Ils s’arrêtaient pour
serrer la main des confrères, ou saluer, d’une légère inclinaison de la tête,
leurs clients déjà postés près des salles d’audience. Une silhouette masculine
grassouillette s’avança lentement. Marianne la reconnut et fit demi-tour vers
le sas. Son avocate était arrivée pendant son absence et crayonnait sur ses
notes. Quand la porte s’ouvrit à nouveau, Blaise apparut, accompagné de son
avocat. Il portait la veste décontractée en daim que Marianne lui avait offerte
pour leurs cinq ans de mariage. L’avocat avança les lèvres vers les joues de sa
consœur, salua Marianne d’un geste bref de la main tandis que Blaise passait
devant sa femme, visage inexpressif, le regard planté sur le mur. Devant cette
indifférence calculée, Marianne se dit que c’était comme si brusquement,
l’ouverture de la porte avait dissout son corps aux yeux de Blaise. Elle
l’observa. Il continua son chemin avec la démarche nonchalante de ceux qui ne
redoutent pas grand-chose de l’existence. Les mains dans les poches.
Le Juge, soucieux du
bien-être de l’enfant, prononça la garde alternée et donna la priorité à
Marianne pour la semaine à venir. Suivaient des recommandations multiples
d’apaisement aux deux époux, dont le cerveau de Marianne ne retint qu’une
infime partie. Ce qui s’inscrivait en elle, c’était bel et bien la victoire de
Blaise qui, une fois encore, avait su entraîner les autres dans les canaux
boueux de ses manipulations. Il maîtrisait d’une main d’artiste la persuasion.
Et la boue, en apparence, se transformait en eau de source trompeuse. Pour lui,
jouer avec les autres n’avait d’intérêt que s’il pouvait, avec habileté,
bluffer, mentir, gagner.
Marianne savait que sa migraine persistante se dissiperait quand elle reprendrait avec son fils un quotidien fluide
et structuré. Elle s’y employa toute la semaine. Comme c’était léger cette
reprise de la vie à deux avec l’enfant et ces bonnes habitudes ! Le mardi,
Blaise avait téléphoné. Il viendrait le vendredi soir pour récupérer le petit
et les affaires nécessaires à sa semaine de garde.
Tout était prêt dans le
sac à dos de l’enfant qui finissait sa part de pizza. La sonnerie de
l’interphone retentit. Marianne appuya sur le bouton d’ouverture et pressa le
petit de mettre son anorak.
Ses mains reprirent la
préparation de son propre repas dans la cuisine. Blaise entrerait dans
l’appartement sans son concours. Il possédait encore un trousseau de clefs que
Marianne ne manquerait pas de lui réclamer avant son départ. On sonna à la
porte. Un coup long, puis un coup bref : la marque de Blaise chaque fois
qu’il revenait au foyer. Marianne essuya ses mains, s’apprêta à ouvrir, mais le
petit avait été plus rapide. La carrure de Blaise occupa tout à coup une
large partie de l’obscurité dans laquelle était plongé le palier. En apercevant
Marianne, Blaise appuya sur le bouton de la minuterie. La lumière dissipa
toutes les zones invisibles. Le sol était couvert de valises et de sacs de
voyage.
Ignorant l’enfant qui lui
tendait les bras, Blaise sourit à Marianne en désignant ses bagages :
- Je peux ?
Le plat préparé fut un peu
juste pour deux. Blaise avait toujours eu un solide appétit. Même en
mastiquant, sa bouche n’avait pas quitté le sourire de son arrivée sur le
palier. Après le repas, il alluma la télévision posée sur le plan de travail,
mis une dosette dans la machine à café, revint dans la cuisine avec le cendrier
du salon et la bouteille de fine Napoléon.
Marianne avait noué les
liens du sac poubelle. Blaise se précipita vers elle :
- Laisse ma chérie, j’y
vais !
Marianne sortit de la
cuisine, ramassa l’anorak qui traînait par terre dans l’entrée et rejoignit la
chambre de l’enfant. Depuis le retour de son père, le petit s’était retiré. Il
aurait sûrement besoin d’un câlin pour s’endormir.
Blaise attrapa son verre, ricana
entre ses dents : « À la russe ! » et d’un trait, avala le
digestif.
samedi 18 mai 2013
Ecriture
"Mon roman n'obéit à aucun plan et je dois écrire pour découvrir ce que je fais... Je ne sais pas ce que je pense jusqu'à ce que je voie ce que j'ai dit..."
Ainsi s'exprimait Flannery O Connor dans sa correspondance à propos de l'écriture.
Personnellement, dans mes romans, je sais assez vaguement à l'avance ce que je veux écrire. J'ai des lieux dans la tête et j'en fais une liste comme pour un voyage. J'ai une idée floue des personnages secondaires et serais bien incapable de dire pourquoi ce sont eux en premier auxquels je songe. Je sais qu'ils se préciseront peu à peu et que leur identité apparaîtra. L'identité, c'est moins leur aspect physique (qui viendra plus tard) que leurs mœurs : ce qu'ils nourrissent comme valeurs, leurs centres d'intérêt, le métier qu'ils font, la famille dont ils sont entourés. Parfois, je leur ajoute des marqueurs : un tic, une habitude fâcheuse ou non, un animal de compagnie qui va compter dans le récit...
Au départ, les personnages principaux sont très peu nombreux : un ou deux. Je plante pour eux un décor, une situation, un dialogue. Ils me conduisent ensuite là où ils veulent aller. Ce sont eux qui me surprennent, m'intriguent, et non l'inverse. Ils sont les maîtres du Temps. Dans leur évolution, je veille à ne pas me laisser déborder, mais ils me donnent la main et me tirent dans le récit.
Le contexte se doit d'être réaliste. C'est pourquoi je veille à deux questions :
- - Dans les récits historiques, je rassemble une imposante documentation, dont je n'utilise que le dixième, voire moins. Qu'importe. Elle fonctionne comme toile de fond, décor de la pièce.
- - Le corps des personnages, ses attitudes, ses mouvements, sont essentiels à montrer. Le récit fonctionne comme une caméra qui scrute le moindre geste, la manière de respirer, de contracter le visage dans une émotion. Il faut bannir des expressions du genre : Elle en fut émue ou encore Cette réplique le mit en colère. Elles ne renseignent pas le lecteur. Elles restent d'une grande platitude. Ce qu'attend le lecteur, c'est de lire ce que le corps fait de cette émotion, de cette colère.
L'auteur n'explique pas le personnage et le discours psychologique n'a pas sa place. Il doit montrer le personnage dans toute sa dimension vivante et l'imagination du lecteur construit ses propres images. En écrivant cette dernière phrase, je veux rendre hommage à Flannery O Connor,qui, pas une fois à ma connaissance ne fait autre chose. Ses récits s'apparentent à des films qui nous prennent à la gorge. Lisez dans le recueil de nouvelles celle qui s'intitule Braves gens de la campagne. Vous en aurez le frisson... Bonne lecture à vous !
mardi 14 mai 2013
Le jerrican
- Allo, oui ?… Allo ? Je vous écoute… Oui, bien sûr. Mais où
êtes êtes-vous ?… Oui, je connais. Je regarde ce que je peux faire pour…
Attendez madame, laissez-moi finir. J’attends mon collègue... Oui, dés qu’il
sera de retour, je vous dépanne. Vous m’avez bien dit en haut de la rue des
Martyrs ?… En face de la boulangerie Yvonne Le Tac ? On est bien
d’accord ?… Ok ! Comptez sur moi. Je serai là dans… Non, je n’en ai
pas besoin, je vais raccrocher, il va s’afficher sur l’écran. Disons dans trois-quarts
d’heure. Ça vous va ? Bon, très bien. À tout à l’heure.
Sur le moment, j’ai pensé : « Quelle casse-pied ! Si je
l’avais laissée parler, elle m’aurait donné le pedigree de tous les anciens
propriétaires de la voiture. » Et
puis, le collègue est arrivé. J’ai été surpris :
- Ah ! Salut, Roger, tu as fait vite, dis donc ! Je vais
dépanner un coupé Mercedes. Les femmes, le jour où elles auront compris qu’il
faut donner à boire au réservoir, je te jure, on verra voler des brosses à
dents. ! Bon, je crois qu’un jerrican de cinq litres suffira. Ah ! Au
fait, après, je ne repasserai pas à la station. Je rentre chez moi, ça te
va ? J’ai promis à Laurence de l’emmener au cinéma.
Le coupé Mercedes était fermé à clefs. Ça m’a franchement mis en colère.
Elle voulait être dépannée ou pas ? J’ai même pensé que cet appel pouvait
être une blague. Mais non, j’avais son numéro. En tout cas, j’étais bien décidé
à ne pas l’attendre cent sept ans. Même si j’avais parlé de trois-quarts
d’heure au téléphone, elle aurait pu rester dans la voiture à m’attendre.
Et puis de loin je l’ai vue arriver. Elle sortait du café des
Marronniers. Bien sûr, moi, je ne l’ai pas reconnue, mais elle, elle a levé son
bras au-dessus de sa tête et l’a agité comme quand on croit qu’un automobiliste
va enfin s’arrêter au bord de la route. Elle était toute menue. Sa robe se
soulevait et on voyait un de ses genoux. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne
m’attendais pas du tout à un petit bout de femme comme ça. !
Et puis, le temps de m’étonner, elle était déjà à côté de moi.
- Je suis désolée, monsieur. J’espère que je ne vous ai pas fait
attendre.
Dans le timbre de sa voix, il y avait un je ne sais quoi qui me rappelait
l’enfance. Une façon de moduler les mots, comme le faisait Jeanne, ma sœur.
Sur le coup, je me suis trouvé bête. Heureusement, il y avait le
jerrican. Elle l’a désigné du doigt :
- Vous savez, je suis confuse, mais ça ne m’arrive jamais de tomber en
panne. Sauf que voilà, aujourd’hui j’étais pressée, je me suis dit qu’il
fallait rentrer préparer le dîner. C’est toujours stupide la panne d’essence,
non ?
J’ai acquiescé :
- Surtout quand on est pressé. Mais, pardonnez-moi, si je peux me
permettre, vous habitez tout près. Vous l’avez dit tout à l’heure. Vous auriez
pu appeler votre mari ?
Et là, j’ai lu dans son sourire, qu’elle m’avait vu venir avec mes gros
sabots. Je me suis mordu la langue et j’ai pensé : « Quel imbécile tu
fais, mon pauvre vieux ! »
Avec un léger sourire au coin des yeux, elle a tout de même pris la peine
de me répondre :
- Oui, c’est vrai, j’aurais pu appeler mon mari, sauf que je n’ai pas de
mari.
On aurait dit une petite phrase musicale. Je crois que c’est ça qui m’a
chaviré. Ça… et aussi quand même l’absence de mari.
Elle s’est assise au volant pour déverrouiller le réservoir. J’ai appuyé
le bec verseur et l’essence a coulé lentement vers le ventre de la voiture. Je
pensais qu’elle viendrait près de moi voir la manœuvre, mais elle n’est pas
sortie de la voiture et je l’ai entendue qui parlait :
- Oui, ma chérie, rue des Martyrs. Non, pas chez Justine. En panne
d’essence. Mais j’arrive. Le temps de payer. Tu peux mettre l’eau des pâtes.
Et là, moi, avec Le temps de payer
j’ai eu une étincelle. Quand elle a sorti son gros billet, je lui ai tendu la
carte du garage :
- Vous payerez demain. Je n’ai pas de monnaie. Mais si, demain ! Je
vous fais confiance.
J’avais peur qu’elle ait l’idée de repartir aux Marronniers chercher des
petites coupures. Mais au lieu de cela, son regard est devenu pétillant comme
du bon champagne d’anniversaire. Elle a glissé l’argent et la carte dans son
porte-monnaie. Quand elle est remontée dans le coupé, la robe s’est encore
écartée de son genou. Elle a démarré sans clignotant, et j’ai vu qu’elle
ajustait le rétroviseur. Pour me regarder en partant ? Pour quoi d’autre
alors !
Et puis, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai attrapé le portable au fond
de ma poche. Il n’a jamais aimé la violence celui-là. Il est tombé dans le peu
d’essence que le jerrican avait laissé couler par terre. Son numéro, c’était le
dernier qui s’était affiché. Ça m’a rassuré. Il n’y avait plus qu’à attendre
demain.
mardi 7 mai 2013
Le couloir de Pantin
Elle en est sûre, à cent pour cent, rien ni
personne ne pourra ternir cette belle journée. Elle a dormi suffisamment. Les
enfants sont partis au lycée. Ils ont bien révisé leur bac blanc. Jacques ne
rentrera pas trop tard ce soir. Et surtout, il fait beau.
En sautant du lit, il a suffi d’ouvrir la fenêtre
du balcon qui donne sur le jardin du Sacré-Cœur et d’inspirer l’air parisien.
Il est tiède. Les rayons du soleil sont déjà au-dessus de la barrière du
funiculaire. Elle se penche. La rosée mouille encore la balustrade. Dans les
allées, elle peut apercevoir les promeneurs qui se lèvent tôt, les solitaires
qui s’adonnent à la méditation.
À la hâte, elle sort de son cartable l’adresse du centre pour enfants
autistes. Le séminaire commencera à onze heures. Une semaine avec d’éminents
psychiatres. Il y aura des exposés assommants, des contributions enrichissantes ,
des 'oui, mais, mon cher confrère, vu sous
cet angle…' Elle se recentre sur le calcul du trajet : changement à Villiers,
Pont de Levallois, autobus 168, arrêt Garches. Un trajet d’une heure
dix environ. Maintenant que toute la famille a quitté l’appartement, elle a
juste le temps de passer dans la salle de bains assurer les retouches de
maquillage.
Dans l’ascenseur, un doute la traverse : a-t-elle pensé au protocole
à remplir dès ce matin ? Au rez-de-chaussée de l’immeuble, la vérification
confirme sa crainte. Zut ! Inutile de s’énerver sur le bouton pour
remonter à l’appartement : un locataire a été plus rapide. Que de temps
perdu ! De quoi la mettre maintenant en retard.
Elle court jusqu’au métro. Quelqu’un la bouscule. Le cartable tombe du
côté de la fermeture. Et bien entendu, fait exprès de s’ouvrir. Tant bien que
mal, elle ramasse. Catastrophe : livres écornés, papiers noircis. Et le
portable qui a giclé dans le caniveau !
À Barbès, c’est la course vers l’escalator. En espérant ne pas tomber sur
un de ces sans-gêne qui occupe toute la largeur et barre le passage aux autres.
Sur le quai, le métro qui arrive est bondé. Heure de pointe ou non, c’est
toujours la même chose : les rames sont moins fréquentes qu’ailleurs.
Un jour, elle avait fait sourire Michelle, sa collègue :
- C’est normal que nous poireautions
sur le quai. Une ligne à ciel ouvert une bonne partie de son parcours, ça prend
son temps. Surtout celle-là ! Elle contourne le bel octroi de La Chapelle
comme on s’incline devant une femme séduisante. Ça demande du temps ! Et
tu as remarqué les noms prestigieux des stations : Stalingrad !
Jaurès ! Colonel Fabien ! Moi, je ne sais pas pourquoi, mais à chaque
fois, j’ai des frissons à la racine des cheveux et le cœur qui palpite au
rythme d’une marche militaire.
Rien de martial ce matin. Il
faut faire vite. Elle monte dans le wagon. In extremis. Elle a bien failli
coincer son manteau dans la porte. Bien entendu, sur cette ligne, impossible de
s’asseoir ! Le cartable serré entre les mollets, elle s’aide d’une seule
main pour l’ouvrir. De l’autre, pas question de lâcher la barre. L’équilibre
est précaire mais ça le fera !
comme dit son fils.
Elle se plonge dans la lecture de sa conférence. Pas besoin de relever
les yeux à chaque arrêt, le nombre est dans la tête.
Une main sur son épaule.
Non, plutôt une pression des doigts. Ecartés. Elle les a sentis tout de suite
ainsi : écartés, comprimant doucement le tissu du manteau.
Un coup au cœur.
Et la même voix sourde et chaude qu’autrefois :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Serge.
Deux paires d’yeux, face à face, sombres et ardents, agrippés l’un à
l’autre. Deux regards à vif, leurs deux regards, ceux qui s’étaient pris, unis,
désunis, arrachés l’un à l’autre. Oui, c’est cela qui surgit : la passion
vibrante, là, à l’instant où il la touche et pose cette question banale :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Serge.
Est-ce seulement une apparition fugitive ? Au bout de tant d’années,
le cœur s’emballe : qu’est-ce qui lui arrive ? Qu’est-ce qui lui
prend de se sentir encore à lui ?
Il repose sa question :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Il ne lâche jamais. C’est peut-être pour ça que… Non ! Pas de ça ce
matin !… Se baisser. Glisser la conférence dans le cartable, se redresser
lentement, gagner du temps sur le trouble qui monte. Répondre avec
sang-froid :
- Je vais à Garches en séminaire.
- À Garches ? Mais tu n’es pas dans le bon sens !
L’index de Serge pointe le nom de la station : Laumière.
Avec la même voix qu’autrefois, celle de la petite fille prise en faute,
elle murmure :
- Oui, je crois que je me suis trompée.
Et lui, comme autrefois, un demi-sourire ironique comprimant la lèvre supérieure
et creusant un léger sillon sur la joue. Le sourire d’autrefois, celui de
l’homme qui doute des autres. La défiance.
- Je vais descendre à Pantin et faire demi-tour. Excuse-moi, Serge, je
suis pressée.
Cette fois, il menotte la main qui n’a pas quitté la barre :
- Tu me cherchais, Corinne. C’est évident !
- Non !
Elle a crié.
Des gens se sont retournés dans le wagon.
- Si, chuchote-t-il à son oreille.
En approchant la tête, il a dispersé un peu de ce parfum d’après-rasage
qu’elle aimait tant sur son visage… Enfoncer ses lèvres dans le petit creux
sous le lobe de l’oreille. Fermer les yeux et passer sa main sur la barbe rasée
avec soin.
Il n’a pas beaucoup changé. Il est encore bel homme. La mâchoire est
restée forte. Les paupières à peine un peu plus lourdes.
Se ressaisir. Ne pas rester clouée au sol à le regarder.
- Excuse-moi, Serge, cette fois je suis vraiment en retard.
Elle ne lui a pas dit au revoir. Elle court dans le couloir de Pantin, attentive
au claquement de ses talons hauts, elle court avec au-dessus des
lèvres l’effluve palpitante d’une joue qu’elle n’a pas caressée.
Bien sûr, elle n’est pas arrivée à l’heure. À Garches, personne n’a
remarqué son retard. Sauf Michelle, qui a tourné la tête au moment où elle est
entrée dans l’amphithéâtre et qui lui a désigné un siège libre. A côté d’elle.
Corinne a fait celle qui n’avait rien vu et s’est assise toute seule, tout en
haut. Elle n’a jamais eu aussi froid. Pas question d’enlever son
manteau. Le cartable sur la tablette est resté fermé un moment.
Le directeur du centre a donné la parole à un premier psychiatre. Pour
un cas clinique du foyer de Mantes…
Ce n’était pas à Mantes, mais à Poissy… Au bord de la Seine, ils
s’étaient disputés à cause du restaurant. Serge n’avait pas trouvé la carte
assez étoffée…
Elle ouvre le cartable et le stylo court sur le cahier de stage :
Poissy… Edimbourg… Vannes…
Arcueil… Chicago… Venise… Un brouillage intemporel se précipite. Les
lieux du souvenir se sont libérés de l’asphyxie de l’oubli. La menace est
invisible, mais elle est là.
Elle se lève d’un geste brusque. En se refermant contre le dosseret, le
siège claque dans un bruit métallique qui dérange. Elle sort à la hâte. Elle flotte. Une
somnambule.
Le gravier des allées ressemble à des sables mouvants.
Le jardin du centre est silencieux. Elle s’assoit sur un banc, près du
socle d’une statue. Au-dessus de sa tête, le feuillage d’un arbre frissonne.
.
.
Inscription à :
Articles (Atom)