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dimanche 15 septembre 2013

Rue des Marronniers



Rue des Marronniers

    _ Angers, Angers, deux minutes d’arrêt… Correspondance pour Laval, Cholet, départ dix heures quarante… Correspondance pour…
    Il n’entend pas la suite et fixe avec attention les bras des voyageurs tendus vers les bagages serrés au-dessus de leurs têtes. Lui, Alex, il n’a ni sac ni valise. Ce matin, en partant, il s’est dit qu’il rentrerait à Paris, tard, mais qu’il rentrerait. Passer la nuit chez son père, c’est tout simplement impensable.
    La porte du T.G.V peine à s’ouvrir. Quand Alex saute sur le quai, l’odeur des magnolias de l’enfance le rattrape. C’est immédiat et c’est bon. Il ferme les yeux, le nez au ciel. Ne pas laisser filer la sensation. Respirer très fort pour y être de nouveau.
    _ Pardon jeune homme, ça serait bien de vous déplacer un tout petit peu pour laisser descendre !
    Il fait machinalement un pas de côté. Ramené à la réalité, il cherche du regard la sortie. Ça ne ressemble plus à rien. Un quai interminable, encombré comme un R.E.R, un escalator cerné d’affiches. Et ce couloir bondé, où les voyageurs se bousculent vers un but qu’il imagine : la Place des Armées Victorieuses.
    Il suit. Ce n’est pas qu’il aime suivre Alex, ce serait même contraire à ses habitudes, mais il n’a vraiment pas le temps d’y réfléchir. Et puis, c’est sûrement dans la bonne direction que vont tous ces gens pressés. D’impatience, ils négligent de piloter avec prudence leurs boîtes à roulettes. Alex protège ses pieds de leurs manœuvres. L’armature du sac à dos de la jeune fille qui court, celle-là, il n’a pas pu l’éviter. Harnachée de son barda qui s’applique par soubresauts à épouser ses mouvements, elle prend juste le temps de se retourner vers lui pour un tout petit signe d’excuse. Des cheveux blonds bouclés s’échappent d’un invraisemblable bonnet tricoté. Bariolé comme les chaussettes rayées, retournées sur des chaussures de randonnée. On dirait un signe de ralliement pour de futurs compagnons de séjour. D’ailleurs, elle les cherche du regard, certaine qu’ils sont venus l’attendre à l’arrivée.
    Elle est loin devant lui à présent, réussissant à se faufiler tant bien que mal dans la foule. L’embarrassant fardeau poursuit sa destinée en équilibre sur son dos. Alex fixe le bonnet, autant qu’il le peut, par courtes intermittences, entre les têtes qui le lui cachent. Et tout à coup, il entrevoit de loin un bras aussi agité que le bonnet en direction de ceux qui sont là pour elle. Gagné, Alex, gagné ! Il aime bien Alex se raconter de toutes petites histoires courtes sur les gens qu’il rencontre. Pas sur tous bien sûr, mais celle-là, elle était mignonne et pas prétentieuse pour un sou ! Il l’aurait bien accompagnée sur les chemins de la découverte !
    Il avait un vague souvenir du grand hall de la gare. Les images qui restent en lui ne collent plus avec ce qu’il voit là : des guichets bien numérotés, une borne de retrait d’argent, un Relay de la presse, des bancs métalliques pour l’attente, occupés par des silhouettes allongées. Elles prennent le temps de terminer leur nuit.
    Avant, c’était grand aussi, mais beaucoup plus vide. Dans un des quatre coins, un seul guichet où les parents venaient acheter le billet des vacances parisiennes. Pour le reste, le hall servait de piste de courses avec Jimmy. Sa mère les rappelait à l’ordre pour qu’ils se tiennent tranquilles avant le départ et son père se taisait jusqu’à ce que sa voix résonne dans l’espace :
    _ Quelle idée à chaque fois de vouloir partir une heure à l’avance ! T’as toujours peur d’être en retard. Tu vois le résultat : on se fait bien remarquer ! Allez, ça suffit les garçons, arrêtez de courir !
    Aujourd’hui, courir ce serait un marathon à slalom, papa ! Avec tous ces encombrements !

    Même l’espace de la sortie est modifié. Un panneau lumineux clignote et annonce la présence de taxis. Alex presse le pas vers le cordon de la file d’attente. On a pris soin de canaliser l’ordre de priorité, mais pas de taxi en vue. Il emprunte quand même le passage délimité : tout droit, à gauche, à droite, encore à gauche et attendre sagement au bord du trottoir. Rien à l’horizon pendant dix minutes. « Ce n’est pas une borne de taxis, c’est un attrape-nigaud ! » Il peste tout haut. Les autres, crédules ou plus patients feignent de ne pas l’entendre.
    Il peut appeler son père avec son portable. Il peut et ne le peut pas : inutile d’entendre à l’autre bout du fil la voix qui insiste sur le dérangement causé par ce contre-temps. Et puis, marcher jusqu’à la maison, ce n’est pas la mer à boire. Pas pire en tout cas que de traverser Paris à pied pour rejoindre la fac les jours de grève. Juste ce qui l’ennuie, c’est qu’il ne sera pas là à onze heures, comme il l’avait dit au téléphone à son père. Quand Alex avait demandé à le voir, son père n’avait pas eu l’air enchanté. Pas dans le refus non plus. Juste un peu surpris. Ce qui avait blessé Alex, c’était la mollesse de l’enthousiasme paternel : « Oui, si tu veux, Alex, si ça peut te faire plaisir ! »
    Et lui, ça ne lui faisait pas plaisir de revoir son fils, après ces pleines années d’absence ? En treize ans, depuis la mort de sa mère, Alex avait compté les fois où le père était venu le voir chez sa tante. Impossible d’en oublier le nombre ! Depuis des années, il surlignait sur le calendrier de la cuisine :
    Jeudi 5 janvier 1995. Saint Edouard.
    Mardi 28 novembre 1998. Saint Jacques de la Marche.
    Ce n’était pas vraiment un effort de mémoire pour retenir ces saints. Ils n’étaient pas si nombreux ! Avant, il y a belle lurette, à la maison, c’est lui qui avait le privilège de détacher les feuillets de l’éphéméride. Il les conservait dans son cahier de texte et faisait rire les copains à l’école avec les petites blagues. Seulement un jour sur deux : « Pour ne pas faire de différence avec Jimmy » disait sa mère. Elle lui avait appris à détacher les feuillets jaunes, fins comme le papier des cigarettes paternelles. « Fais attention, mon garçon ! Ne colle pas les coins n’importe comment. Même pour balayer le métro, il faut du goût ! »
    Cette phrase, il l’avait retenue, elle ne lui servait plus à grand-chose. L’éphéméride, il ne l’avait plus touché après le matin où sa mère était partie au travail pour la dernière fois. Peu de temps après son départ, le téléphone avait sonné. Il avait levé son nez du bol matinal, et dans l’entrée son père bégayait : « Ah !... Ah ! … J’arrive. » Le récepteur en tombant pendait le long de la console. Son père avait enfilé sa veste et avait dit à Alex : « Dépêche-toi, tu vas être en retard à l’école. »
    Voilà, c’était tout ce qu’on lui avait dit quand elle était morte. Le reste, il avait dû l’imaginer avec les chuchotements des adultes. La nuit, il avait échafaudé des dizaines de films, pour comprendre ce qu’on lui cachait. Mais aujourd’hui, il voulait savoir pourquoi et comment elle était morte, pourquoi on l’avait écarté de l’enterrement sous prétexte qu’il était « encore trop petit pour vivre ces choses-là ! », pourquoi les adultes faisaient des messes basses quand il rentrait de l’école. Il voulait dire à son père qu’il avait bien compris  qu’on ne pleurait pas sa mère autour de lui, qu’on la condamnait même de quelque chose qu’il ignorait, mais qu’il avait le droit de connaître. Parce que c’était sa mère à lui, sa petite mère chérie et qu’il allait la défendre même si c’était seulement pour la mémoire.
    La gorge lui fait mal. Il a appris à vivre avec ce nœud qui l’a rendu silencieux au fil des années. Mais ce n’est pas le moment de s’attendrir. Aujourd’hui, Alex a décidé d’être debout ! D’un geste machinal, il se redresse et reprend la marche.
    Le cinéma Le Palace en face de la gare n’est plus là. Ce n’est pas très beau, cette transformation de bric et de broc : des couleurs blafardes sur les arrondis des anciennes ouvertures. Quand en famille, ils allaient voir un Tati, ou Spartacus avec Kirt Douglas au torse d’acier, ou Bardot jouer une sacrée idiote, l’entrée était vaste et l’immeuble ressemblait à un cinéma. Ce matin, c’est juste un rafistolage de façade, comme quand sa grand-mère raccommodait le pantalon troué à trop jouer aux billes :
    _ Mon petit garçon, j’te mets une pièce, mais je ne suis pas sûre que ton genou ne passera pas bientôt le bout de son nez ! Ça tiendra ce que ça tiendra !
    Grand-mère, elle faisait ce qu’elle pouvait pour arranger les moments difficiles entre les parents. Surtout que c’était souvent l’heure des reproches de son père, à cause des dépenses, quand sa mère ramenait à la maison des jeans ou des baskets pour les enfants. Ce qui mettait le plus en fureur son père, c’était à propos « des toilettes de Madame ! ». Là, c’était pire, il valait mieux se faire tout petit. Avec Jimmy, ils ne demandaient pas leur reste ! Ils filaient dans leur chambre en attendant que l’orage passe. C’est grand-mère qui en douce leur apportait un petit quelque chose à manger. Des fois, au lieu de se calmer, les disputes reprenaient de plus belle :
    _ Mais surveille donc leurs devoirs au lieu de traîner après le travail, comment veux-tu qu’ils aient la moyenne si t’es pas là pour leur faire réciter les leçons ?
    Et pourquoi, il ne s’en chargeait pas lui aussi de temps en temps ? Pourquoi, il fallait que ce soit elle qui y consacre du temps le soir avant de se coucher ? Il avait « des obligations ». Ça, c’était son grand mot : «  J’ai des obligations, moi ! » Et il filait s’enfermer dans son bureau, téléphoner des heures à ses obligations. Pas un soir pour les enfants ! Pour la relève de sa mère ! Pour qu’elle aille se coucher plus tôt, ou remplir le lave-vaisselle, lire un magazine, s’occuper d’elle dans la salle de bains !
    Il descend du trottoir. Cette canette de Coca, qui gît là dans le caniveau, c’est trop tentant pour son pied ! Elle se soulève de terre, cherche à retrouver l’équilibre plusieurs fois et s’écrase en morceaux. « Plus dure sera la chute ! »
    La relation avec son père, c’est peut-être comme cette canette cabossée : je te veux, je te recherche, je soulève des montagnes pour être ton fils, enfin… pour que tu t’intéresses un peu à moi, j’en fais des tonnes. Ça tient d’abord de l’équilibre, ça tangue, et puis ça retombe. « Plus dure sera la chute ! »
    Il a devant lui le panneau bleu de la rue des Marronniers et les arbres de l’enfance. Quelle drôle d’habitude ils ont à Angers ! Chaque printemps, ils défigurent les arbres, juste quand les bourgeons sortent : on dirait des suppliciés à qui on n’a laissé que des moignons. Onze heures vingt-cinq ! Il lui reste encore deux rues : l’avenue Blaise Cendrars et la rue des Petits Plis. Il a intérêt à marcher vite. Ce ne sont pas tous ces ronds-points à contourner qui vont lui faire gagner du temps. Des tulipes et des iris assortis : c’est beau mais un peu prétentieux ! On le sait qu’Angers, c’est une ville à la campagne, enfin c’est ce qu’on voudrait faire croire depuis toujours, parce que tous ces immeubles qui encerclent les petits pavillons de meulière, c’est plutôt zone ! Est-ce qu’on en a construit autour de la maison ? Il n’en sait rien Alex. Il presse le pas.
    _ Papa, je suis au portail.
    Là, il l’a appelé. Pas moyen de faire autrement : la sonnette ne répond pas. Son cœur cogne plus vite. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Je ne me vois pas bien en train de lui demander brutalement comment ma mère est morte. Il va se braquer et…
    Là haut sur le perron, la clef tourne dans la serrure. Quand la silhouette apparaît, la première chose qui saute aux yeux d’Alex, ce sont les charentaises. « C’est fou ce qu’il s’est préparé à me revoir ! Qu’est-ce que je fous là  avec ce type qui me reçoit comme si j’l’avais surpris au saut du lit? »
    Son père descend quelques marches, tout absorbé à trier ses clefs. Ayant trouvé la bonne, il regarde Alex : Saluuuut. 
    _ Salut papa
    Alex reste au garde-à-vous. Le portail est ouvert. Il n’a pas bougé. Il fixe le ciment.
    _ Oh ! oui, tu regardes mes chaussons ? Mais tu sais, moi j’aime bien être à l’aise. Et puis, je ne vais pas faire des manières avec mon fils... Saluuuut !
    Sur le dernier U, il prend le cou d’Alex, bien obligé de s’avancer vers lui s’il veut rester en équilibre. Dedans, une odeur de maintenant qu’Alex ne connaît pas.
    _ Tiens. Assieds-toi. Ne regarde pas le désordre. On n’a pas vraiment le temps pour le ménage… Tu veux boire quelque chose ? Attends voir, qu’est-ce qui me reste ?... J’ai du Gini, de la bière, du Cinzano…Rien ?... Vraiment ?... Dis donc t’es un vrai chameau toi ! T’aurais pas pris un peu de ta mère, par hasard ?
    Il a l’air content de lui. Il ricane en fixant Alex. La bouche d’Alex s’allonge sur les côtés. Il veut sourire, mais ce rictus, c’est tout ce qu’il peut répondre. Il tourne la tête. Sur la commode d’en face, des cadres en pagaille : des gosses tout seuls, des gosses avec son père…sur son dos…sous la douche de la plage…à vélo…
    Le téléphone sonne. On dirait une délivrance. Son père se jette sur le récepteur de l’entrée et pousse du pied la porte de séparation. Des rires, des silences, et puis : «  J’te rappelle tout à l’heure. J’en ai pas pour longtemps…Ô, une demi-heure, à tout casser ! »
    _ Papa…
Alex n’a pas le temps de poursuivre.
    _ Tu sais mon p’tit gars…en ce moment je ne suis pas en odeur de sainteté à la banque ! J’ai même un de ces découverts !!!…Je ne peux pas faire grand-chose pour toi…
    Il entremêle ses mains comme avant. Les doigts craquent. Alex déglutit.
    _ C’est pas grave, papa, ce sera pour la prochaine fois…
    Alex s’applique à frotter des taches imaginaires sur son jean. Le chuintement de la rugosité est le seul bruit perceptible dans le silence qui les plombe à présent. 
    Alex ne trouve rien d’autre à dire :
    _ T’as une idée de l’heure du train pour Paris ?
    _ Attends, je dois bien avoir ça quelque part dans le bureau... Si on ne me l’a pas emprunté.
    « On », c’est trop pour Alex, trop pour aujourd’hui et pour longtemps.
    Il regarde la pelouse en partant : à la place du magnolia, c’est un abri de jardin qui a poussé. « Ça ira avec le reste ! » murmure-t-il. Il referme le portail derrière lui. Pour un peu, il allait se coincer les doigts.