Rue
des Marronniers
_ Angers, Angers, deux minutes d’arrêt…
Correspondance pour Laval, Cholet, départ dix heures quarante… Correspondance
pour…
Il n’entend pas la suite et fixe avec attention
les bras des voyageurs tendus vers les bagages serrés au-dessus de leurs têtes.
Lui, Alex, il n’a ni sac ni valise. Ce matin, en partant, il s’est dit qu’il
rentrerait à Paris, tard, mais qu’il rentrerait. Passer la nuit chez son père,
c’est tout simplement impensable.
La porte du T.G.V peine à s’ouvrir. Quand
Alex saute sur le quai, l’odeur des magnolias de l’enfance le rattrape. C’est
immédiat et c’est bon. Il ferme les yeux, le nez au ciel. Ne pas laisser filer
la sensation. Respirer très fort pour y être de nouveau.
_ Pardon jeune homme, ça serait bien de
vous déplacer un tout petit peu pour laisser descendre !
Il fait machinalement un pas de côté.
Ramené à la réalité, il cherche du regard la sortie. Ça ne ressemble plus à
rien. Un quai interminable, encombré comme un R.E.R, un escalator cerné
d’affiches. Et ce couloir bondé, où les voyageurs se bousculent vers un but
qu’il imagine : la Place des Armées Victorieuses.
Il suit. Ce n’est pas qu’il aime suivre
Alex, ce serait même contraire à ses habitudes, mais il n’a vraiment pas le
temps d’y réfléchir. Et puis, c’est sûrement dans la bonne direction que vont
tous ces gens pressés. D’impatience, ils négligent de piloter avec prudence
leurs boîtes à roulettes. Alex protège ses pieds de leurs manœuvres. L’armature
du sac à dos de la jeune fille qui court, celle-là, il n’a pas pu l’éviter.
Harnachée de son barda qui s’applique par soubresauts à épouser ses mouvements,
elle prend juste le temps de se retourner vers lui pour un tout petit signe
d’excuse. Des cheveux blonds bouclés s’échappent d’un invraisemblable bonnet
tricoté. Bariolé comme les chaussettes rayées, retournées sur des chaussures de
randonnée. On dirait un signe de ralliement pour de futurs compagnons de
séjour. D’ailleurs, elle les cherche du regard, certaine qu’ils sont venus
l’attendre à l’arrivée.
Elle est loin devant lui à présent,
réussissant à se faufiler tant bien que mal dans la foule. L’embarrassant
fardeau poursuit sa destinée en équilibre sur son dos. Alex fixe le bonnet,
autant qu’il le peut, par courtes intermittences, entre les têtes qui le lui
cachent. Et tout à coup, il entrevoit de loin un bras aussi agité que le bonnet
en direction de ceux qui sont là pour elle. Gagné, Alex, gagné ! Il
aime bien Alex se raconter de toutes petites histoires courtes sur les gens
qu’il rencontre. Pas sur tous bien sûr, mais celle-là, elle était mignonne et
pas prétentieuse pour un sou ! Il l’aurait bien accompagnée sur les chemins de
la découverte !
Il avait un vague souvenir du grand hall de
la gare. Les images qui restent en lui ne collent plus avec ce qu’il voit
là : des guichets bien numérotés, une borne de retrait d’argent, un Relay
de la presse, des bancs métalliques pour l’attente, occupés par des silhouettes
allongées. Elles prennent le temps de terminer leur nuit.
Avant, c’était grand aussi, mais beaucoup
plus vide. Dans un des quatre coins, un seul guichet où les parents venaient
acheter le billet des vacances parisiennes. Pour le reste, le hall servait de
piste de courses avec Jimmy. Sa mère les rappelait à l’ordre pour qu’ils se
tiennent tranquilles avant le départ et son père se taisait jusqu’à ce que sa
voix résonne dans l’espace :
_ Quelle idée à chaque fois de vouloir
partir une heure à l’avance ! T’as toujours peur d’être en retard. Tu vois
le résultat : on se fait bien remarquer ! Allez, ça suffit les
garçons, arrêtez de courir !
Aujourd’hui, courir ce serait un marathon à
slalom, papa ! Avec tous ces encombrements !
Même l’espace de la sortie est modifié. Un
panneau lumineux clignote et annonce la présence de taxis. Alex presse le pas
vers le cordon de la file d’attente. On a pris soin de canaliser l’ordre de
priorité, mais pas de taxi en vue. Il emprunte quand même le passage délimité :
tout droit, à gauche, à droite, encore à gauche et attendre sagement au bord du
trottoir. Rien à l’horizon pendant dix minutes. « Ce n’est pas une
borne de taxis, c’est un attrape-nigaud ! » Il peste tout haut. Les autres,
crédules ou plus patients feignent de ne pas l’entendre.
Il peut appeler son père avec son portable.
Il peut et ne le peut pas : inutile d’entendre à l’autre bout du fil la
voix qui insiste sur le dérangement causé par ce contre-temps. Et puis, marcher
jusqu’à la maison, ce n’est pas la mer à boire. Pas pire en tout cas que de
traverser Paris à pied pour rejoindre la fac les jours de grève. Juste ce qui
l’ennuie, c’est qu’il ne sera pas là à onze heures, comme il l’avait dit au
téléphone à son père. Quand Alex avait demandé à le voir, son père n’avait pas
eu l’air enchanté. Pas dans le refus non plus. Juste un peu surpris. Ce qui
avait blessé Alex, c’était la mollesse de l’enthousiasme paternel : « Oui,
si tu veux, Alex, si ça peut te faire plaisir ! »
Et lui, ça ne lui faisait pas plaisir de
revoir son fils, après ces pleines années d’absence ? En treize ans,
depuis la mort de sa mère, Alex avait compté les fois où le père était venu le
voir chez sa tante. Impossible d’en oublier le nombre ! Depuis des années,
il surlignait sur le calendrier de la cuisine :
Jeudi 5 janvier 1995. Saint Edouard.
Mardi 28 novembre 1998. Saint Jacques de la
Marche.
Ce n’était pas vraiment un effort de
mémoire pour retenir ces saints. Ils n’étaient pas si nombreux ! Avant, il
y a belle lurette, à la maison, c’est lui qui avait le privilège de détacher
les feuillets de l’éphéméride. Il les conservait dans son cahier de texte et
faisait rire les copains à l’école avec les petites blagues. Seulement un jour
sur deux : « Pour ne pas faire de différence avec
Jimmy » disait sa mère. Elle lui avait appris à détacher les feuillets
jaunes, fins comme le papier des cigarettes paternelles. « Fais
attention, mon garçon ! Ne colle pas les coins n’importe comment. Même
pour balayer le métro, il faut du goût ! »
Cette phrase, il l’avait retenue, elle ne
lui servait plus à grand-chose. L’éphéméride, il ne l’avait plus touché après
le matin où sa mère était partie au travail pour la dernière fois. Peu de temps
après son départ, le téléphone avait sonné. Il avait levé son nez du bol
matinal, et dans l’entrée son père bégayait : « Ah !...
Ah ! … J’arrive. » Le récepteur en tombant pendait le long de la
console. Son père avait enfilé sa veste et avait dit à Alex :
« Dépêche-toi, tu vas être en retard à l’école. »
Voilà, c’était tout ce qu’on lui avait dit
quand elle était morte. Le reste, il avait dû l’imaginer avec les chuchotements
des adultes. La nuit, il avait échafaudé des dizaines de films, pour comprendre
ce qu’on lui cachait. Mais aujourd’hui, il voulait savoir pourquoi et comment
elle était morte, pourquoi on l’avait écarté de l’enterrement sous prétexte
qu’il était « encore trop petit pour vivre ces choses-là ! »,
pourquoi les adultes faisaient des messes basses quand il rentrait de l’école.
Il voulait dire à son père qu’il avait bien compris qu’on ne pleurait pas sa mère autour de lui,
qu’on la condamnait même de quelque chose qu’il ignorait, mais qu’il avait le
droit de connaître. Parce que c’était sa mère à lui, sa petite mère chérie et
qu’il allait la défendre même si c’était seulement pour la mémoire.
La gorge lui fait mal. Il a appris à vivre
avec ce nœud qui l’a rendu silencieux au fil des années. Mais ce n’est pas le
moment de s’attendrir. Aujourd’hui, Alex a décidé d’être debout ! D’un
geste machinal, il se redresse et reprend la marche.
Le cinéma Le Palace en face de la gare n’est plus là. Ce n’est pas très beau,
cette transformation de bric et de broc : des couleurs blafardes sur les
arrondis des anciennes ouvertures. Quand en famille, ils allaient voir un Tati,
ou Spartacus avec Kirt Douglas au torse d’acier, ou Bardot jouer une sacrée
idiote, l’entrée était vaste et l’immeuble ressemblait à un cinéma. Ce matin,
c’est juste un rafistolage de façade, comme quand sa grand-mère raccommodait le
pantalon troué à trop jouer aux billes :
_ Mon petit garçon, j’te mets une pièce,
mais je ne suis pas sûre que ton genou ne passera pas bientôt le bout de son
nez ! Ça tiendra ce que ça tiendra !
Grand-mère, elle faisait ce qu’elle pouvait
pour arranger les moments difficiles entre les parents. Surtout que c’était
souvent l’heure des reproches de son père, à cause des dépenses, quand sa mère
ramenait à la maison des jeans ou des baskets pour les enfants. Ce qui mettait
le plus en fureur son père, c’était à propos « des toilettes de
Madame ! ». Là, c’était pire, il valait mieux se faire tout
petit. Avec Jimmy, ils ne demandaient pas leur reste ! Ils filaient dans
leur chambre en attendant que l’orage passe. C’est grand-mère qui en douce leur
apportait un petit quelque chose à manger. Des fois, au lieu de se calmer, les
disputes reprenaient de plus belle :
_ Mais surveille donc leurs devoirs au
lieu de traîner après le travail, comment veux-tu qu’ils aient la moyenne si t’es
pas là pour leur faire réciter les leçons ?
Et pourquoi, il ne s’en chargeait pas lui
aussi de temps en temps ? Pourquoi, il fallait que ce soit elle qui y
consacre du temps le soir avant de se coucher ? Il avait « des
obligations ». Ça, c’était son grand mot : « J’ai des
obligations, moi ! » Et il filait s’enfermer dans son bureau,
téléphoner des heures à ses obligations. Pas un soir pour les enfants !
Pour la relève de sa mère ! Pour qu’elle aille se coucher plus tôt, ou
remplir le lave-vaisselle, lire un magazine, s’occuper d’elle dans la salle de
bains !
Il descend du trottoir. Cette canette de
Coca, qui gît là dans le caniveau, c’est trop tentant pour son pied ! Elle
se soulève de terre, cherche à retrouver l’équilibre plusieurs fois et s’écrase
en morceaux. « Plus dure sera la chute ! »
La relation avec son père, c’est peut-être
comme cette canette cabossée : je te veux, je te recherche, je soulève des
montagnes pour être ton fils, enfin… pour que tu t’intéresses un peu à moi,
j’en fais des tonnes. Ça tient d’abord de l’équilibre, ça tangue, et puis ça
retombe. « Plus dure sera la chute ! »
Il a devant lui le panneau bleu de la rue
des Marronniers et les arbres de l’enfance. Quelle drôle d’habitude ils ont à
Angers ! Chaque printemps, ils défigurent les arbres, juste quand les
bourgeons sortent : on dirait des suppliciés à qui on n’a laissé que des
moignons. Onze heures vingt-cinq ! Il lui reste encore deux rues :
l’avenue Blaise Cendrars et la rue des Petits Plis. Il a intérêt à marcher
vite. Ce ne sont pas tous ces ronds-points à contourner qui vont lui faire
gagner du temps. Des tulipes et des iris assortis : c’est beau mais un peu
prétentieux ! On le sait qu’Angers, c’est une ville à la campagne, enfin
c’est ce qu’on voudrait faire croire depuis toujours, parce que tous ces
immeubles qui encerclent les petits pavillons de meulière, c’est plutôt
zone ! Est-ce qu’on en a construit autour de la maison ? Il n’en sait
rien Alex. Il presse le pas.
_ Papa, je suis au portail.
Là, il l’a appelé. Pas moyen de faire
autrement : la sonnette ne répond pas. Son cœur cogne plus vite. Qu’est-ce
que je vais lui dire ? Je ne me vois pas bien en train de lui demander
brutalement comment ma mère est morte. Il va se braquer et…
Là haut sur le perron, la clef tourne dans
la serrure. Quand la silhouette apparaît, la première chose qui saute aux yeux
d’Alex, ce sont les charentaises. « C’est fou ce qu’il s’est préparé à me
revoir ! Qu’est-ce que je fous là avec ce type qui me reçoit comme
si j’l’avais surpris au saut du lit? »
Son père descend quelques marches, tout
absorbé à trier ses clefs. Ayant trouvé la bonne, il regarde Alex : Saluuuut.
_ Salut papa.
Alex reste au garde-à-vous. Le portail est
ouvert. Il n’a pas bougé. Il fixe le ciment.
_ Oh ! oui, tu regardes mes
chaussons ? Mais tu sais, moi j’aime bien être à l’aise. Et puis, je ne
vais pas faire des manières avec mon fils... Saluuuut !
Sur le dernier U, il prend le cou
d’Alex, bien obligé de s’avancer vers lui s’il veut rester en équilibre.
Dedans, une odeur de maintenant qu’Alex ne connaît pas.
_ Tiens. Assieds-toi. Ne regarde pas le
désordre. On n’a pas vraiment le temps pour le ménage… Tu veux boire quelque
chose ? Attends voir, qu’est-ce qui me reste ?... J’ai du Gini, de la
bière, du Cinzano…Rien ?... Vraiment ?... Dis donc t’es un vrai
chameau toi ! T’aurais pas pris un peu de ta mère, par hasard ?
Il a l’air content de lui. Il ricane en
fixant Alex. La bouche d’Alex s’allonge sur les côtés. Il veut sourire, mais ce
rictus, c’est tout ce qu’il peut répondre. Il tourne la tête. Sur la commode
d’en face, des cadres en pagaille : des gosses tout seuls, des gosses avec
son père…sur son dos…sous la douche de la plage…à vélo…
Le téléphone sonne. On dirait une
délivrance. Son père se jette sur le récepteur de l’entrée et pousse du pied la
porte de séparation. Des rires, des silences, et puis : « J’te
rappelle tout à l’heure. J’en ai pas pour longtemps…Ô, une demi-heure, à tout
casser ! »
_ Papa…
Alex n’a pas le temps de
poursuivre.
_ Tu sais mon p’tit gars…en ce moment je ne
suis pas en odeur de sainteté à la banque ! J’ai même un de ces
découverts !!!…Je ne peux pas faire grand-chose pour toi…
Il entremêle ses mains comme avant. Les
doigts craquent. Alex déglutit.
_ C’est pas grave, papa, ce sera pour la
prochaine fois…
Alex s’applique à frotter des taches
imaginaires sur son jean. Le chuintement de la rugosité est le seul bruit
perceptible dans le silence qui les plombe à présent.
Alex ne trouve rien d’autre à dire :
_ T’as une idée de l’heure du train pour
Paris ?
_ Attends, je dois bien avoir ça quelque
part dans le bureau... Si on ne me l’a pas emprunté.
« On », c’est trop pour
Alex, trop pour aujourd’hui et pour longtemps.
Il regarde la pelouse en partant : à
la place du magnolia, c’est un abri de jardin qui a poussé. « Ça ira
avec le reste ! » murmure-t-il. Il referme le portail derrière
lui. Pour un peu, il allait se coincer les doigts.