La mort vient d’entrer
dans nos vies. Dès lors, vont se succéder cinq étapes de deuil : le déni, la colère, la tristesse, le
marchandage, l’acceptation. Ces étapes ne sont pas forcément linéaires, elles
peuvent connaître des retours en arrière. Elles sont de durée et d’intensité
variables suivant les personnes endeuillées. Nul n’est assuré de vivre ces cinq
étapes. Il arrive que nous soyons bloqués définitivement à l’une d’entre elles.
Le déni est la première étape. On la perçoit
bien dans le comportement de Pierre Charras. Dix-neuf secondes :
page 122.
On ne peut pas croire
ce qui est arrivé. On ne veut pas y croire. On refuse d’admettre cette réalité qui dépasse notre entendement. On espère
encore que les autres se sont trompés. C’est un espoir fou que l’autre qu’on
aimait va nous téléphoner, nous rassurer, surgir à la maison. Que ce qui vient
de nous être annoncé est un cauchemar dont on va se réveiller.
Le déni de la
réalité, c’est aussi
des petites choses qu’on va faire pour tenir à distance l’insupportable : la
chambre du mort dans laquelle on ne touchera à rien (parfois pendant des années).
On fétichise. Chez mes parents, une armoire vitrée en formica contenait les affaires de mon
frère. Au fil du temps, nous les avons regardées comme des reliques
intouchables. Et puis, un jour, nous l’avons ouverte. Au bout de cinquante ans…
Sur le livret de famille, mes parents ont refusé de faire porter par l’Etat
civil la mention du décès de mon frère. Comme si, par l’absence de cette
mention, les trois enfants de la famille étaient vivants.
La colère est la seconde étape du deuil. On ne
peut admettre le malheur. Ce sont des moments de dialogues violents avec le
mort. On lui fait des reproches. Par exemple, de nous avoir bien caché les
signes d’une maladie de cœur décelés par le médecin. On va l’accuser de nous
avoir abandonné à son absence.
Anne Philippe page 51.
On s’en prend aux
objets qui sont sous nos yeux, à leur permanence. On leur en veut d’être encore
là, d’avoir la vie dure, de narguer notre chagrin. On se révolte, car eux, ils
vont vivre sans la présence du mort. Le monde qui nous entoure est devenu
inhabitable.
Il y a aussi dans
l’étape de la colère, un ressentiment qu’on éprouve vis-à-vis de soi-même. Ce
sont des moments de culpabilité. On se
fait mal en se remémorant ce qu’on n’a pas su faire dans le passé, ou au bon
moment pour empêcher l’irréparable. On peut être écrasé par une responsabilité
(souvent imaginaire). La culpabilité est un cortège dans lequel défilent les
souvenirs, les regrets, les remords. On se
sent coupable d’être encore vivant alors que l’autre est privé de vie. On
souhaite que la mort vienne nous chercher. Ce n’est pas assez d’avoir mal, on rajoute de la souffrance au martyre que l’on vit !
La tristesse est la troisième étape du deuil. On
accepte le chagrin. On le vit. La plupart du temps,
c’est dans une grande une solitude. La douleur est moins une ennemie qu’une
compagne Mon livre page 102.
Quand
la douleur est trop forte, on s’isole et on crie, on hurle loin des
autres. C’est ce que fait Hanna Schygulla en mère éplorée dans le film
magnifique de Fatih Akin De l’autre côté.
2007.
Dans l’étape de la
tristesse, on se dédouble, on n’est plus une personne mais deux. On offre aux
autres une apparence normale, socialement acceptable. Par pudeur, pour ne pas
peser sur les autres. Mon
livre page 51.
Dans cette étape, respecter
sa souffrance, ce n’est pas l’entretenir. Personne ne le fera mieux que
nous-mêmes.
il faut fuir les
maladroits, ceux qui croient bien faire, qui cherchent à nous consoler trop
vite, en nous disant que ça va aller, que c’est une affaire de temps. Le
chagrin est une chose trop grave pour qu’on accepte d’entendre les autres en
parler à notre place.Le chagrin est une solitude.
Si on a la chance d’avoir
auprès de soi, un être, un intime qui a souvent traversé les mêmes épreuves, une
personne réellement compatissante, qui accueille notre douleur, qui ne nous
invite à rien, alors, et seulement alors, on peut s épancher, on peut parler du
mort.
C’est une étape douloureuse
qui peut nous engloutir dans la mélancolie. Nous sommes devenus inconsolables. La dépression dans laquelle on
s’enfonce, Freud l’a évoquée dans un article de 1917 : Deuil et mélancolie. Il écrit : "l’ombre de l’objet tombe sur le moi." Objet signifiant ici le défunt. La
mélancolie est souvent l’antichambre du suicide parce qu’on n’a pas pu
surmonter le chagrin qui nous hantait. On se laisse mourir.
Exemple : celui de l’écrivain Roland Barthes. Orphelin de père à un
an, il est élevé par sa mère et vit avec elle jusqu’à la disparition de cette
dernière en octobre 1977 à l’âge de 84 ans. A partir de ce décès, Barthes entreprend
d’écrire sous la forme de fragments ce qui constituera le Journal de deuil, inachevé, puisqu’il meurt accidentellement
renversé par un camion à sa sortie du Collège de France en 1980. Barthes meurt
‘accidentellement’, nous dit-on. Pourtant, je doute de cette version des faits.
N’est-ce pas plutôt la mélancolie qui a tué Barthes ? Ecoutons ce qu’il
écrit dans Journal de deuil :
« * Non, le deuil est bien autre chose qu’une maladie.
De quoi voudrait-on que je guérisse ? Pour trouver quel état, quelle vie ?
* Je supporte mal les autres, le vouloir-vivre des autres,
l’univers des autres. Attiré par une décision de retraite des autres.
* Une part de moi veille dans le désespoir. Aujourd’hui –
jour de mon anniversaire - je suis malade et je ne peux – je n’ai plus à le lui
dire. Depuis la mort de mam, une sorte de fragilité digestive – comme si
j’étais atteint là où elle prenait le plus grand soin de moi : la
nourriture.
* La dépression viendra quand, du fond de mon chagrin, je ne
pourrai même pas me raccrocher à l’écriture.
* Mon chagrin est inexprimable… L’écriture n’est plus
possible.
* Pour la première fois depuis deux jours, idée acceptable de
ma propre mort.
* La vérité du deuil est toute simple : maintenant que
mam est morte, je suis acculé à la mort. Rien ne m’en sépare plus que le
temps. »
Mais à présent,
revenons aux étapes du deuil.
Le marchandage est la quatrième étape du deuil. Avec
la pensée magique, elle est particulièrement
présente dans le deuil séparation. Ce mot de marchandage convient bien car il
s’agit là de tractations avec autrui. Et particulièrement avec le Temps. Les rêves
de nuit sont récurrents et peuplés de mises en scène qui déjouent la réalité.
Je me souviens d’avoir rêvé que mon frère revenait à la maison. Il était
vivant, l’accident de voiture était une blague destinée à nous faire un peu
peur !
Dans la pensée magique, on est à peu près capable de tout. Pour
que son petit garçon guérisse, Laure Adler fréquente les hommes qui guérissent tout, ces marabouts et sorciers de
Belleville, dont elle dit elle-même qu’ils sont des charlatans.
Qu’importe ! A leur demande, elle leur apporte un vêtement de l’enfant,
elle accepte de mettre sous l’oreiller de l’hôpital un miraculeux morceau de
tissu. Anne Philip, de son côté, écrit qu’elle aurait tout donné, tout, pour
revoir Gérard Philipe vivant.
Moi-même, quand
j’apprends la maladie de mon père, j’écris : page 131.
On se berce d’illusions et on fait des projets d’avenir, seul ou avec
celui qui est condamné. La partie de nous qui sait, celle qui se bat avec la
réalité, est écartée au profit d’une autre qui ment. Le combat n’a plus rien de
rationnel. On ment à la personne malade, on joue la comédie, on monte en
épingle le moindre signe de rémission en le présentant comme une preuve de sa
future guérison. On parle du printemps prochain, des travaux indispensables
dans la maison, de voyage.
Au fond de nous, la
culpabilité est là encore qui nous désigne comme un menteur. On a honte, mais il
vaut mieux mentir que dire la vérité. Plus tard, on se fera des reproches d’avoir
privé la personne condamnée de ce qu’elle aurait pu faire pour mourir
dignement. J’écris page 137
L’acceptation est la dernière étape du deuil. Elle
est indissociable du
courage de vivre.
Le courage est en français un mot particulier, qu’on exprime au masculin et au
singulier. Un mot que l’on oppose à découragement. On parle du courage et non des courages. Je n’évoquerai pas ici le courage militaire ou le
courage civique. Mais celui qui nous permet de vivre après la mort de l’être
qu’on a aimé.
L’acceptation ne se
décrète pas. Ce n’est pas une décision. C’est un long processus de remise en
marche de soi au cours duquel on avance à petits pas. On respire à nouveau, on
goûte les minuscules joies du monde qui nous entoure. On cesse d’être en façade
devant les autres. On accepte d’être soi. Abîmé, mais debout.
Oui, bien sûr,
l’équilibre est fragile. On est sujet à des rechutes, à des défaillances. On
pleure encore. On est vulnérable. Mais on peut contempler la beauté, jardiner,
lire, travailler, penser davantage à autrui.
Je suggère que chacun
de nous se félicite, jour après jour, des petites victoires de vie qu’il
remporte sur le chagrin. De rester un être désirant. De se sentir naître à la
vie, de nouveau chaque matin.
Intérieurement, dans
l’acceptation, on est dans une relation plus paisible avec la personne décédée
qui, grâce à notre mémoire, va prendre une place vivante dans notre parcours de
vie. Il se peut même que le défunt devienne notre soutien et nous protège. Sa
présence en nous est bienveillante. On vit avec lui dans un compagnonnage
paisible et on conserve des liens indestructibles avec lui. Une fidélité
absolue à celui ou celle qui a disparu.
Pour écrire mon livre,
j’ai choisi de m’adresser à ce frère mort il y a 54 ans à l’âge de 20 ans. Au
départ, pour suspendre l’inévitable et progressif oubli. Pour communiquer à mes
proches des souvenirs qui deviendraient inaltérables grâce à l’écriture. Puis
petit à petit, au fur et à mesure des pages écrites, je me suis rendu compte
que les mots servaient aussi à réunifier ma vie, m’aidaient à mieux vivre cette
existence.
Il ne faut pas
se séparer de ce beau mot de deuil.
Le deuil n’est pas pathologique. Ce qui est insupportable, ce sont les
expressions Faire son deuil, travail de deuil qui sont des idées et
des mots terrifiants. Car le message sous-jacent, c’est qu’il faudrait faire
vite et ne pas se complaire dans la peine. C’est faux. Nous avons besoin de
Temps. De beaucoup de temps...
La joie de vivre compose avec
le tragique. C’est la condition de l’humain que d'être mortel.
La vie est précieuse.
Je ne cesserai jamais d’éprouver pour elle un amour mystérieux et une gratitude
infinie.