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Communiquer avec vous, à partir des thèmes qui m'intéressent, et pour lesquels je souhaite vos réactions : l'actualité, les livres, les films, les musiques, et bien sûr les différents sujets auxquels la vie nous confronte.

jeudi 25 février 2016

Question après question


Depuis novembre, son compagnon était bien affaibli. Le corps réagissait mal au nouveau protocole de chimio, refusait la nourriture de la maison, tolérait à peine l’alimentation parentérale. La perte de poids était sensible : douze kilos depuis le printemps. Des aphtes douloureux, une nécrose discale du gros orteil, un début inattendu de diabète avaient nécessité une nouvelle hospitalisation.


 Durant cet éloignement, deux des frères téléphonèrent d’Israël et demandèrent à la rencontrer. Elle avait accepté de les recevoir.

L’entretien avait d’abord été cordial. Elle avait fait part de ce qu’elle avait appris de l’évolution de la maladie, des propos prudents des médecins de l’hôpital et évoqué surtout le soutien moral apporté par l’oncologue qui pourtant, depuis le début, n’avait pas caché une possible aggravation du mal.

La question des obsèques envisagées ne l’avait pas surprise. Elle s’y attendait. Depuis trente ans, elle connaissait la foi et les principes religieux qui animaient les trois frères de son compagnon. Ce dernier s’y était plié à l’occasion du décès de leur mère, plusieurs années auparavant, et à son retour à la maison, avait raconté en détail les rites auxquels, en raison de son statut de frère aîné, il avait dû se soumettre durant une semaine.

Elle dit que leur frère voulait être incinéré. C’était sa volonté. Il souhaitait que ses cendres soient dispersées dans le jardin du souvenir du cimetière communal. Il avait tenu à rédiger son testament en présence de sa fille et de sa compagne et sollicité leurs signatures au bas du document pour éviter les problèmes que ne manquerait pas de faire sa famille.

Elle ne dit pas ce qu’elle avait compris à l’époque de cette demande. Son compagnon ne l’avait pas explicitée. Mais, elle savait qu’il s’agissait d’une protection face aux ennuis à venir.

Quand elle eut fini, c’est d’abord le plus âgé qui prit la parole. Celui qui, depuis son installation à Jérusalem, était devenu rabbin. Pour lui, comme pour les autres membres de sa famille, l’incinération était inenvisageable. Chez nous, on ne brûle pas les corps. La religion l’interdit. En l’écoutant, elle n’avait pu chasser des images d’une grande tristesse : l’étoile jaune, les camps, l’extermination. Elle entendait les volontés de ces deux hommes qui la regardaient avec gravité, leur sincérité et la digne détermination de leurs paroles.

Elle respectait leur appartenance, le leur dit et répéta sobrement que personne ne pourrait s’opposer à la volonté de leur frère aîné quand l’heure serait venue.

La question brutale du second frère faillit la déstabiliser. Etait-ce vraiment une question ? : Notre religion te dérange ? Elle eut envie de lui jeter à la tête l’horreur que lui inspirait cette religion et toutes les autres, lui rappeler les erreurs - pour ne pas dire les crimes - commises durant des siècles en vue d’asservir le pauvre monde des humains.

Elle prit une profonde respiration avant de lui répondre. Non, la religion ne la dérangeait pas. Mais pour ce qu’elle entraînait dans le cœur et les comportements de ses semblables, oui, elle y était opposée depuis toujours.

Elle répéta ce qu’ils avaient déjà entendu au début de leur entretien. Et quand ils se levèrent, elle pensa : la guerre est déclarée.



Quand son compagnon était sorti de l’hôpital, elle avait mentionné la visite de ses frères. Sans lui en dire beaucoup plus.

Chaque jour, elle se nourrissait d’espoirs. La vie d’avant reprenait le dessus. Son compagnon renouait avec les travaux, restaurait les éclairages du jardin, alignait de nouveaux pavés dans l’allée, remplaçait l’isolation des combles… Les doses de morphine avaient même été diminuées… Et si la maladie mettait un genou à terre, demandait pardon, renonçait à évoluer ? Et pourquoi non ? Christian, un ami de longue date n’avait-il pas lui aussi été atteint du même cancer ? Depuis cinq ans, il vivait normalement. Alors ?

Alors, quand le premier mai était arrivé, et qu’il avait fallu procéder à une hospitalisation en urgence, elle avait de nouveau douté.

Cette fois, la situation paraissait plus grave qu’en novembre. Péritonite, perforation de l’estomac, complications cardiaques. Avant l’installation dans le service de soins intensifs, le chirurgien avait fait le maximum pour maintenir la vie. Une rémission, avait-il précisé.

Quand en début d’après-midi, elle venait voir son compagnon, il fallait du temps et de la patience pour parvenir jusqu’à son chevet. Au bout du long couloir du troisième étage de l’hôpital, elle devait attendre devant la porte fermée, appuyer sur le signal d’appel, décliner son identité, épeler le nom de la personne malade, avant l’ouverture problématique. Un fois la porte franchie, dans le sas des visites, se déshabiller et se déchausser était de rigueur avant d’enfiler la combinaison prophylactique dont une aide-soignante venait vérifier la conformité.

Son compagnon avait mis plusieurs jours avant de pouvoir vraiment ouvrir les yeux, reprendre contact avec la réalité, la reconnaître, elle, qui assise auprès de lui, tentait d’heure en heure de se familiariser avec la fébrilité des écrans et les incessantes allées et venues du personnel soignant autour des moniteurs. 

Au bout d’une semaine, il avait demandé qu’on surélève un peu ses oreillers et, une fois seuls, lui avait posé deux questions : était-elle à l’origine des deux visites qu’il avait reçues alors qu’il était encore dans un état de semi-inconscience ? qui avait déposé dans le tiroir de sa table de nuit ce livret hébraïque en provenance de la ville voisine ? Il avait eu peur la première fois, car au moment où il avait ouvert les yeux, il avait aperçu près de lui un homme assis, agitant la tête avec régularité et psalmodiant des mots incompréhensibles. J’ai cru que cet inconnu, c’est toi qui l’avais mandaté pour mon extrême-onction et que le lendemain, comme je ne mourrais pas assez vite, c’est encore toi qui en avais dépêché un autre ! Il plaisantait. Elle ne pouvait que lui sourire. Il allait un peu mieux. C’était ce petit mieux qui était le plus important. Elle n’allait pas lui dire ce qu’elle ferait après avoir quitté la chambre : demander des comptes au personnel du service et poser des questions qu’elle espérait bien embarrassantes : comment les deux inconnus - elle ignorait leurs noms - avaient-ils pu s’introduire dans ce service ? sous quelle identité ? munis de quelles fonctions s’étaient-ils présentés ? pourquoi leur avait-on ouvert ? pourquoi ne l’avait-on pas appelée sur le portable ou à la maison, avant de leur permettre l’accès à la chambre ? à quel moment de la journée étaient-ils venus ? Les soignants étaient-ils au courant de la peur que son compagnon avait éprouvée en découvrant successivement les deux hommes ?

Personne n’avait été en mesure de lui apporter une réponse satisfaisante. Peut-être ces événements s’étaient-ils produits durant les heures de la précédente équipe de soins… ou de la suivante… Peut-être, ces hommes s’étaient-ils introduits avec la famille d’un autre malade… Peut-être - qui sait ? - le patient avait-il demandé lui-même un soutien de nature religieuse et la direction de l’hôpital avait fait le nécessaire… Parfois, vous savez, madame, les proches ne sont pas tenus au courant de ce que veulent vraiment les malades…

De retour à la maison, elle avait tourné en rond dans le séjour, déchiré en morceaux le livret que son compagnon lui avait recommandé de jeter. Elle mit du temps à renoncer à sa première réaction : appeler Jérusalem et soulager son cœur du poids douloureux de cette double intrusion insupportable qui, selon elle, portait le nom d’acharnement.

Le mot n’était pas trop fort. Les quelques mois à venir avant la fin, ne feraient que le confirmer.

vendredi 5 février 2016

Elle dit...

Elle dit : j'ai appris depuis peu que Michel Tournier se définissait comme un artisan. "J'écris pour être lu." disait-il. Je regrette de ne pas avoir pris le temps de lui écrire de son vivant pour lui rendre hommage. J'ai lu peu d’œuvres de lui, mais "Le roi des aulnes" fait partie de mon panthéon littéraire. Ce livre ne m'a pas seulement bouleversée, il a modifié ma vision de l'humain.
J'écris moi aussi pour être lue, pour partager avec ceux qui voient dans la littérature des miroirs assez fidèles de la condition humaine. Dans le roman qui est actuellement en chantier, je ne m'occupe guère d'une structure narrative réglée selon un modèle prédéfini. Je prends de plus en plus de liberté avec l'intrigue. Je refuse qu'elle soit un carcan. Dans la forme romanesque, le mélange des genres m'inspire et a quelque chose de léger...
L'écriture de chaque chapitre, sa construction indépendante, longue ou courte, joue le rôle d'une pièce de puzzle. Le lecteur doit y trouver son compte - sa satisfaction - apprendre quelque chose sur l'intrigue, mieux connaître un personnage, cerner davantage son environnement...
Je relis chaque chapitre écrit en me posant la question de la place qu'il occupe dans l'architecture de mon roman. Et devant l’ordinateur docile, un dialogue imaginaire avec le lecteur s'instaure. Dans l'attente de ce que nous échangerons en vrai un jour, quand le livre en mains, nous pourrons parler des personnages, des événements dont ils sont les auteurs ou les victimes, pour les blâmer ou les estimer...