L’Eurostar arriva à l’heure à Saint-Pancras. Notre
père m’attendait dans le hall de la gare. Nous ne nous étions pas revus depuis
trois ans. Quand je pus m’acquitter des formalités de la douane anglaise, il
vint rapidement à ma rencontre. Il avait les joues creuses et un teint gris que
je ne lui connaissais pas. Son accolade fut chaleureuse :
- Hello, Phil’ ! Je suis content ! Vraiment
content que tu aies pu te dégager pour arriver un jour avant les autres.
Dans le taxi qui nous conduisait chez lui, sa main
affectueuse se posa sur mon genou :
- Nous avons besoin de parler tous les deux. Seuls.
Peu de choses avaient changé dans son bureau.
Peut-être, sur les étagères de la bibliothèque en acajou, un peu plus de romans
et d’ouvrages professionnels, de cassettes de souvenirs. Quelques photos de ses
enfants aussi.
- Tu veux que je demande à Helen de te préparer
quelque chose à manger ?
- Non merci, papa. Assieds-toi et dis-moi comment tu
vas.
Avec effort, il rejoignit son fauteuil et dit d’une
voix rauque :
- On est passé de la bronchite chronique à l’emphysème
pulmonaire en un rien de temps.
- Et tu t’es arrêté de fumer, au moins ?
- Bien obligé ! Mais pas sans mal. Enfin, juste
une cigarette le soir. Et encore, pas tous les soirs.
- Et si tu t’arrêtais complètement ?
- J’ai prévenu le médecin : une cigarette par
jour, ça équivaut à celle d’un condamné à mort ! Quand je lui ai dis
ça, il a grincé des dents… enfin c’est une image… Je sens bien qu’il est comme
les autres.
- C’est-à-dire ?
- Ici, tu sais, les médecins parlent très peu aux
malades. Je veux dire, ils sont prudents, mais ils te laissent quand même entrevoir
que tu es un cas sans espoir. D’ailleurs, tu entends le sifflement de ma voix ?
- Oui. Mais, papa, chaque patient réagit différemment.
Si ton emphysème parvient à se stabiliser, tu peux vivre encore quelques années.
Sobre, côté tabac, bien sûr ! Tous les jours à la Timone, je soigne des
malades qui sont dans ton cas.
Il fit un geste de lassitude :
- Phil’, Je n’y tiens pas. À quatre-vingts ans, j’estime avoir assez vécu. Mes
livres d’historien se vendent toujours bien. Mes trois enfants ont de bonnes
situations. Je ne laisse pas de dettes derrière moi… Enfin, je crois. Vous
pourrez vendre cette maison. Tu sais, Bloomsbury est un des quartiers les plus
cotés de Londres. Et tout est en ordre chez le notaire Perkins de Wellington
Street.
Je soupirai :
- Bon ! Et pourquoi m’as-tu demandé de venir avant
Nelly et Bertrand ? Il me semble que ce que tu envisages les concerne autant
que moi.
Debout à présent, le dos voûté, il se rapprocha de la
cheminée et tisonna les quelques flammes restantes :
- Parce qu’ils n’accepteront pas comme toi que je
donne mon corps à la science quand l’échéance va arriver !
J’avais une boule dans le thorax et me rapprochai de
lui :
- Papa… C’est quoi ce que tu viens de dire ? Tu
veux…
- Rien, Phil’. Rien ! Rassure-toi, je suis trop
lâche pour ce que tu crois. Mais, je n’en ai plus pour longtemps. C’est tout. Ne
nous voilons pas la face, ni toi le fils médecin, ni moi le père malade.
- Alors, qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce
que tu attends de moi ?
La paume de sa main enveloppa mon épaule :
- Que tu parles à ton frère et à ta sœur demain quand
ils seront là. Que tu les informes de ma décision. Moi, je ne saurais pas le
faire.
- Pourquoi ? Ça n’a aucun sens ! Parce que je suis l’aîné ou
parce que je suis le docteur de la famille ?
Il hocha la tête sans répondre et je poursuivis :
- L’homme professionnel n’est pas le mieux placé pour
être l’homme de la famille. Tu ne peux pas me demander cela. Je veux bien être
à tes côtés, t’aider quand tu leur parleras demain. Mais, je ne peux pas le
faire à ta place. C’est dur pour moi de te refuser, mais je me sentirais très mal
à l’aise si j’acceptais… Et puis, Bertrand et Nelly sont des adultes, papa.
N’oublie pas leur âge. À
cinquante et quarante deux ans, on a déjà une petite expérience de la vie. Une assez
grande même !
Une violente quinte de toux secoua tout son corps
avant qu’il puisse se caler dans un fauteuil :
- Tu parles comme s’il s’agissait de la vie, Phil’… Ça n’est pas ça du tout. Tu le sais bien… Et vous avez
déjà été tellement marqués tous les trois par la mort de votre mère !
- Je ne l’oublie pas, papa. Mais ce drame, toi aussi
tu as dû le traverser, seul avec tes trois enfants. Et…
On frappa à la porte et Helen, notre vieille
gouvernante, entra avant que je puisse poursuivre :
- Bonjour, Philippe ! Heureuse de te revoir
ici !... Avez-vous encore besoin de quelque chose ce soir, monsieur, ou
puis-je m’en aller ?
- Tout va bien, Helen. Merci. Rentrez chez vous.
Demain, mes deux autres enfants arrivent à onze heures. Ils seront là pour le
repas.
- Ce sera prêt, monsieur. J’ai déjà bien avancé
aujourd’hui sur les courses à faire. À demain.
La porte refermée, notre père se leva et d’une
démarche mal assurée, se dirigea vers le bureau. Il prit un livre et l’ouvrit à
l’endroit de son marque-pages.
- Tu sais, hier, j’ai souligné une phrase de Victor
Hugo à propos de Gavroche. Peut-être, elle va te rappeler une de tes lectures
de jeunesse. Ecoute ça : « Le
pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère. » En lisant ce
passage, j’ai repensé à votre mère. Elle, elle vous aimait tellement !
Des larmes montaient dans mes yeux. Comme nous, notre
père devait songer souvent à celle que la mort lui avait enlevée beaucoup trop
tôt et qu’il n’avait jamais remplacée, ni à ses côtés, ni auprès de ses
enfants.
Mon portable sonna et le prénom de ma femme s’afficha.
- Oui, tout va bien ma chérie. Je suis avec papa… On
discute… Oui, lui aussi, il t’embrasse… Je rentre après-demain à Marseille…
Oui, je vais trouver des correspondances de train. Ne t’inquiète pas. Bisous à
toi et aux enfants.
Bertrand et Nelly arrivèrent à Bloomsbury le lendemain
en fin de matinée. Pour aller seul les chercher à la gare, notre père avait
choisi une tenue impeccable, un pantalon gris, un blazer bleu marine, chemise
blanche, cravate discrète. Fraîchement rasé, et malgré ses yeux cernés, son visage
semblait moins abattu que la veille. Le repas était prêt, la table mise. Je
m’installai dans le bureau en attendant de nous retrouver tous les quatre et
feuilletai avec nostalgie quelques pages des livres qu’il avait autrefois
écrits sur le Haut Moyen-âge.
Autour de la table, chacun donna des nouvelles de sa
vie. Nelly préparait les Internationaux de Stuttgart et dit qu’elle avait confiance
dans les futures performances du couple de patineurs qu’elle entraînait. Sa vie
de coach la comblait et elle promit à notre père de venir rapidement à Londres
pour lui présenter la femme avec laquelle elle vivait à Grenoble. Bertrand, le
célibataire, qui se disait lui-même endurci
à cause des femmes, assura qu’il travaillait jour et nuit et n’avait pas le
temps de penser à autre chose. Au passage, il évoqua quelques difficultés professionnelles auxquelles son métier
de consultant en entreprises le confrontait.
C’est au salon, où le café fut servi par Helen, que notre
père mit ses deux autres enfants au courant. Il semblait avoir appris par cœur
des phrases courtes qui énonçaient sobrement son projet, des phrases neutres dépourvues
de commentaires. Je le voyais faire des efforts pour éviter les regards des
siens, contrôler le timbre de sa voix et le débit de ses paroles. Une fine
pellicule de sueur perlait sur son front.
Quand il eut fini, une nouvelle quinte de toux le
déstabilisa. Il alla s’asseoir près de la fenêtre et le pâle rayon de soleil de
Bloomsbury s’attarda sur le sommet de ses cheveux argentés.
Bertrand ne réagit pas verbalement à ce qu’il venait
d’entendre. Il ouvrit son étui à cigarettes, fit quelques pas vers la porte du salon,
se ravisa, fit claquer la fermeture de l’étui et sans nous jeter un regard, s’immobilisa
un moment devant la cheminée. Quand il se retourna vers nous, le buste raidi,
plaqué contre le tablier de la cheminée, il eut de la peine à dissimuler sous
sa chemise une respiration saccadée.
La douleur de Nelly éclata. Ma petite sœur s’approcha
de notre père, s’agenouilla, lui prit les deux mains et les secoua
vigoureusement :
- Tu ne vas pas nous faire ça, papa ! Il n’en est
pas question ! Je ne peux pas imaginer de perdre mon père comme j’ai été
privée de maman. Cinq ans, papa… J’avais cinq ans… Rappelle-toi ! C’est
toi qui m’as élevée après, toi qui m’as coiffée le matin, toi qui m’as
accompagnée à la porte de la maternelle… Et quand j’ai passé le bac, c’est toi…
Les sanglots submergèrent les mots de Nelly et je vis
à quel désarroi notre père venait d’être confronté. Les traits de son visage très
pâle s’affaissaient au fur et à mesure que ma sœur pleurait. Quand elle mit sa
tête sur les genoux de notre père, un long silence s’étira dans la pièce sans
qu’aucun de nous ne puisse réagir.
Nelly releva la tête. Elle était plus calme. Mais les
mots qu’elle prononça ensuite me déchirèrent le cœur :
- Papa, chaque fois que tu nous as emmenés au ski… je
ne te l’ai jamais dit, j’ai scruté les montagnes. Toutes, les unes après les
autres. Et aussi cette neige qui avait emporté ma mère, et qui allait peut-être
enfin me la rendre. Dans ma couchette, le soir, j’étais sûre que maman
reviendrait au chalet : « Je suis là, mes enfants chéris. Dont’worry,
mes petits ! Vous avez fait un mauvais rêve. Je suis là ! »
J’avais quinze ans quand notre mère fut engloutie par
l’avalanche. Et parce qu’il le fallait, toute ma jeunesse, moi, le fils aîné, j’ai
secondé mon père comme j’ai pu. Pour notre mère, Il n’avait pas accepté un
simulacre d’obsèques. Pas de corps, pas d’enterrement. Il avait juste racheté à
la famille anglaise de ma mère cette maison de Londres où, plus tard elle lui
avait décrit son enfance privilégiée et dans laquelle il voulait vivre jusqu’à
sa mort.
Et à présent, dans les yeux et les mots de ce
vieillard, je lus le même accablement que celui de jadis :
- Mes enfants, si j’ai été un père acceptable pour
vous, c’est à votre mère que vous le devez. Elle a toujours été à mes côtés et
m’a souvent dicté ma conduite envers vous… Si je ne veux pas de cercueil, pas
de tombe, rien, c’est parce que je pense à elle, à son corps enseveli. Sous un
marbre, j’aurais trop froid sans elle… Il faut accepter que bientôt je la
rejoigne, ailleurs.
Bertrand ne fit aucun signe, ne formula aucun mot.
Mais, comme tout à l’heure, quand il avait écouté notre père avec une attention
soutenue, les muscles de sa mâchoire se crispèrent à nouveau. Près de son
oreille, un petit creux de la joue s’était formé.
Nelly, Bertrand et moi avons repris l’Eurostar du
soir. Avant de quitter Bloomsbury, chacun de nous, malgré le chagrin, avait opté
pour le respect de la volonté paternelle et l’avait fait savoir. Notre père
nous a remerciés. Bertrand ne s’est pas soustrait à l’étreinte paternelle, et
je crois que pour la première fois, j’ai surpris ses joues humides qu’il n’a
pas cherché à cacher.
Près du foyer de la cheminée, Nelly nous a rapprochés
les uns des autres et a uni les huit mains de la famille. Les siennes étaient
chaudes et légèrement tremblantes.