La mort de Dédé
Longtemps
j’ai pensé qu’il serait bon pour nous que tu vives handicapé. Je t'imaginais sur
un fauteuil roulant, privé de tes membres inférieurs, coupé en deux, mais
vivant.
Tu
nous aurais encore parlé, nous t’aurions habillé, nourri, lavé, embrassé,
coiffé.
Longtemps, j’ai pensé qu’il serait bon d’être croyant, de s’inventer un ciel, de croire que le jour de leur mort, ceux qui se sont aimés sur terre, se retrouvent dans un éden sans aucun des nuages qui assombrissent la vie, épargnés par le temps puisque l’éternité du bonheur est assurée.
Longtemps, j’ai pensé qu’il serait bon d’être croyant, de s’inventer un ciel, de croire que le jour de leur mort, ceux qui se sont aimés sur terre, se retrouvent dans un éden sans aucun des nuages qui assombrissent la vie, épargnés par le temps puisque l’éternité du bonheur est assurée.
Ta
mort m’a dépecée, comme dans Le marchand de Venise. La peau de ma
chair a disparu et cette chair à vif, sans aucune protection a subi jour après
jour les ravages du temps. Une moitié de moi est morte, nécrosée, enfoncée dans
ton cercueil, perdue. L’autre a survécu,
pour élever mes enfants, travailler, avoir des amants, écouté Lenny Escudéro,
aimé ma famille.
Un
jour tu es rentré de l’école. Le maître avait commis je ne sais plus quelle
injustice. Tu as dit : « Papa, je me suis levé pour tenir tête à
mon instituteur. J’ai senti derrière moi le poids des masses populaires. Les
autres, malgré le silence que leur imposait la peur, me soutenaient. ». Tu
avais 9/10 ans, l’âge où tu nous faisais encore rire et pleurer.
Un rêve : J.P arrive en courant. Il affirme que tu n’es
pas mort dans un accident de voiture. Ils (je ne sais pas de qui il s’agit),
avec toi, ont dérapé sur le verglas. La
voiture est hors d’état. Inutilisable. C’est une catastrophe. Mais les occupants
sont indemnes. Tu vis !
Ironie
des mots. On dit volontiers : Ta mort vit en moi. Alliance de vie et
de mort, indéchiffrable.
« Une
mort non sue n’est pas une mort véritable ». Ph.Forest.
Il
paraît que les morts veillent sur les vivants…
Faire son deuil, travail de deuil, des mots qui n’ont
aucun sens avec ta mort.
La
corrosion immonde de mes souvenirs de toi vient à bout de ma mémoire.
Ta
mort, avec le temps, m’a plongée progressivement dans cette expérience
improbable, insensée, d’être ta mère. J’ai porté peu à peu sur mes souvenirs de
toi un horizon maternel. De fraternelle, ma place auprès de toi est devenue
celle d’une mère. Tu es mort à vingt ans. Je pourrais aujourd’hui être
largement ta grand-mère.
Parfois,
je t’imagine vivant aujourd’hui. Tu aurais quatre-vingts ans. En janvier. Les
cheveux plus rares, totalement blancs, des rides horizontales au front, des
poches larges sous les yeux, des dents de façade, peut-être déjà une démarche
voûtée. Je te donnerais le bras. Nous serions vieux depuis pas mal d’années, ce
qui n’aurait aucune importance. Puisque nous aurions traversé ensemble, les
yeux ouverts, tant de postures du vivant.
Mais tu m’as abandonnée à la vie. De ta jeunesse et de la mienne, ta
mort a compliqué l’expérience cruciale de l’existence.
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