C’est râpé pour la soutenance de ce matin ! Je le sens. Je
ne l’aurai pas…je ne l’aurai pas… J’ai vu venir tout de suite le fiasco, dès
que je suis arrivée à la gare de Bruxelles ! Je ne sais pas, moi, un
pressentiment. La pluie ne me réussit pas. J’ai obtenu les deux premières
épreuves. Il me reste celle de ce matin et la supervision de lundi encore à
passer. Mais je n’y crois pas beaucoup. En plus, je ne sais même pas avec quel
jury… Et toi qui n’es pas là pour me soutenir, me prendre dans tes bras… Je
sais bien ce que tu me dirais : Mais si, ma petite chérie, tu l’auras
ta certification, tu es toujours anxieuse avant, tu te fais toujours de la bile
et au final tu t’en sors, la
tête haute, avec les honneurs. Pourquoi est-ce que tu es loin ? J’ai
besoin de toi, moi, là, tout de suite… Quel jour on est ? Ah ! oui, vendredi...
Et si tu venais à Bruxelles me rejoindre pour le week-end ?… On le
passerait ensemble, ce serait moins dur d’attendre ce foutu verdict jusqu’à
lundi soir. Sûr ! Ça me remonterait les zygomatiques !... Oui, c’est
ça, viens, toi... C’est une bonne idée. Bon… Un téléphone ! Quelle heure est-il ?…
Onze heures... Dans le hall, tout à l’heure, j’ai repéré la réception… Mademoiselle,
s’il vous plaît, je voudrais Paris… Comment dites-vous ? Quatrième
cabine à droite derrière moi ? Merci bien, mademoiselle …
Berk ! Cette odeur de vieux tabac, j’ai envie de vomir. Ils pourraient
aérer de temps en temps ! C’est un minimum, dans un hôtel trois étoiles,
non ?
Allo ? Allo ?…
La barbe, c’est occupé ! Quelle heure est-il ?… Onze heures. Ah ! oui, c’est l’heure des fournisseurs. Mais je
m’en moque de tes fournisseurs ! Allo ?
Allo ? Bon sang, raccroche… allez… S’il te plaît… Réponds-moi. Fais un
effort… Envoie-les tous balader. C’est quand même plus important de parler avec
ta petite femme. Abrège… Allo ? Allo ?
Je t’en prie... Bon !... Toi aussi tu t’en mêles ! Tu t’en fiches
de mon angoisse ! Tu n’es pas aidant par moment, tu sais ! Bon !
… Je vais brancher mon Adulte
comme dit l’autre, le chauve d’hier, pendant la seconde épreuve… Je vais te rappeler
à onze heures et demie…
Qu’est- ce que je vais faire en
attendant ?… Relire ce foutu pavé ?… Je n’ai pas le choix !...
Zut, je n’avais pas vu cette faute d’orthographe !… Trop tard pour la
corriger sur les copies qu’ils ont entre les mains… Pourvu qu’ils ne la voient
pas !… Mais, il est très bien ce passage sur la forclusion du père’! Je m’en suis donné un mal de chien pour ce
mémoire de psychanalyse ! Elise m’avait prévenue : La soutenance, c’est la partie la
plus difficile de la certification. Dans le jury, t’as ceux qui défendent la
chapelle des profondeurs de l’âme, ceux-là ils ont des œillères de cheval et
les oreilles bouchées des ânes de Malte… Ils campent devant un sanctuaire et
refusent le débat. Des vrais chiens de garde ! Ce n’est même pas la peine
de leur parler d’autre chose que le divan ! Et les autres, qui dorment à
moitié, pendant que tu t’échines à défendre ton point de vue, ils pensent à
leur estomac qui gargouille de fringale, au teinturier à qui ils ont donné leur
costume à nettoyer, à leur adolescent qui est encore collé samedi au collège… Je
n’ai pas de conseil à te donner, mai si je peux me permettre, coule-toi dans le moule… Ne joue pas les
kamikazes, je te connais… pour une fois, fais profil bas, ne commence pas à t’énerver
sur les sophismes, les interprétations imprudentes, l’écoute flottante des
psychanalystes qui n’est rien d’autre qu’une oreille distraite… Tu le veux ou
non ton bout de papier ? C’est ça qui compte !…
D’accord, d’accord, je veux bien me suradapter
aux deux jurys qui me restent, mais j’ai quand même trouvé un sujet
exceptionnel : « Freud : le maître nous a-t-il
Berné ? » Ce n’est pas sensationnel ce parallèle explosif entre
Freud le père et Berne le fils dissident ? Et « Berné », il fallait oser quand même ?
Râpé ! Raté… Je vous le disais ! J’ai bien
vu, cet air qu’elle avait, oui, l’examinatrice à gauche du président ! La
femme de Salomon Boutard. Elle m’a reconnue. Elle a pris la reliure entre ses
deux doigts, dédaigneuse comme si on lui avait donné à manger la queue d’une
souris. Vous l’avez vue comme moi, non ? J’ai immédiatement compris… Elle
n’avait même pas lu le mémoire. Ça se voyait, cette bourrique ! Elle
suintait le mépris et le refus en prime. Enfin, peut-être que les autres… Ce n’est
pas sûr ! On le saura lundi soir. Pourquoi est-ce que je tombe toujours
sur des examinateurs peaux de vache ? Elle a juste jeté un œil sur le
titre du mémoire. Pas plus!… Et cette moue de la bouche, vous avez remarqué ?
… un vrai accent circonflexe… Ce qu’elle est moche tout de même ! Qu’est-ce
qu’il lui trouve Salomon ? Elle n’est même pas intelligente. La seule chose
qu’elle a su me dire : Et l’aspect
clinique dans tout ça, qu’est-ce que vous en faites, ma chère ? Ma
chère ? Où est-ce qu’elle a vu ça ? Elle s’imagine que j’ai gardé les
dindons avec elle peut-être ! Autrefois, il avait meilleur goût, Salomon !
Une dans chaque congrès, comme les
marins dans les ports… Sauf que celle-là, elle lui a mis le grappin dessus et
ne l’a plus lâché. Je me souviens de l’examen blanc préparatoire chez eux à
Mons. Ce mauvais goût de parvenus ! C’était sa patte à elle ! Déjà
là, j’ai vu qu’elle ne pouvait pas me piffer, avec ses grands airs de formatrice-diva.
Je l’ai tout de suite jugée. Elle s’en est vite rendu compte. Elle m’a
foudroyée du regard quand j’ai affirmé que Freud avait menti en s’attribuant
les découvertes sur l’inconscient. Messmer, Charcot, Janet, des inconnus pour
elle. Elle n’avait que le mot introspection
à la bouche !… Aujourd’hui, c’était sa revanche à la mangeuse de souris.
Elle m’attendait au tournant, c’est évident ! Quelle note, elle a proposé
aux autres ?… Je n’aurai pas de
marge de sécurité lundi pour l’oral de supervision… Déjà que c’est ma partie
faible !… Arrête de te dévaloriser ! N’en rajoute pas !… C’est
facile à dire, mais je n’y arrive pas. Je me sens seule. J’ai froid.
Bon, quelle heure il est ? Vingt-cinq, allez,
j’y retourne. Allo ? Allo ?… Non, ce n’est pas vrai !! Tu
le fais exprès… Faut quand même pas deux heures pour passer tes
commandes ! Si ça se trouve, t’as mal raccroché ou tu passes un fax… Cette
manie que tu as d’envoyer des fax… Tu fais joujou ou quoi ? T’es un vrai
gosse des fois !
Qu’est-ce que je vais faire maintenant… dans cette
ville de m…, cet hôtel de m…, avec ce groupe de m… ? Les deux tiers de mes
collègues qui se donnent des airs, en parlant english avec les psys américains, et les autres qui baragouinent
londonien, pour se la jouer internationale ! Ça fait bien dans les
congrès ! Tout ça, c’est de la faute à Berne ! …Oh ! J’en ai plus
que marre ! Je ne veux plus les voir… Qu’est ce que je fais là, jusqu’à
lundi soir ? J’étouffe !
Alors là, ma petite (vous l’avez deviné j’espère,
c’est la petite voix intérieure), tu as trois options. Un : tu te morfonds
dans ta chambre d’hôtel, avec une couette supplémentaire, les chaînes de cinéma
en flamand sous-titrées en français et un tube de Lexomil. Oui ?… pas
terrible, comme perspective ! Sinon, quoi d’autre ? Deux : tu
sautes dans un taxi, tu te fais le Bruxelles des touristes, j’te fais pas un
dessin, tu sais où est la réception et les dépliants de la ville. Prends un
parapluie, une tonne de chocolats Léonidas
en prime !... Oui ! bien sûr ! Et mon foie, lundi ? Tu y
penses ? Il ne me manquerait plus que ça, une bonne crise de foie des
familles pour la supervision ! Je les entends déjà, ceux du jury : Vous
n’auriez pas une fâcheuse propension à la somatisation ?... Non, merci
bien ! Et en trois, qu’est ce que tu proposes ? Trois : tu files
à la gare du Midi et le premier train direct pour Paris… en voiture
Simone !…Histoire de changer d’air… Ça, c’est la meilleure idée depuis ce
matin. Je le rappelle au téléphone ? Non ! Pas la peine, fais-lui la
surprise… Il va être heureux comme un pape de te voir !
Zut, il pleut des cordes… J’ai laissé mon pépin à
l’hôtel… Tu parles d’un plat pays !… T’as eu raison Brel, de te faire la
belle aux Marquises !… J’aurais dû changer de chaussures. Avec toute cette
pluie qui dégringole et la boue en plus, je vais pouvoir leur dire adieu, en
rentrant… Des godasses super-chic, pour l’examen !… C’est nul ce vieux
truc que j’ai de toujours vouloir soigner l’apparence dans ce genre de
circonstance. Ça c’est de la faute à grand-mère : Mange à ton
goût, habille-toi au goût des autres ! Du coup, je ne sais pas
faire simple ! Je compose ! L’autre, là, avec sa face de lune
décomposée, elle s’en foutait de ma tenue ! Elle n’avait même pas lu mon
mémoire !
Oh ! la barbe, j’ai filé mon collant !…Ce
n’est rien Monsieur, non, non, je vous assure, vous ne l’avez pas fait exprès…
Oui, c’est lourd ce bagage !… et encombrant ? Oui bien sûr, c’est
à cause de la pluie, vous ne m’avez pas vue !… Ce taré ! Il ne peut pas voyager comme
moi, les mains dans les poches au lieu de se trimbaler avec ses lingots
d’or ?
J’aurais dû le rappeler à la gare...Tant pis,
c’est trop tard…je l’entends déjà :
- C’est toi ? Mais on n’est que vendredi ?
Tu as fini ? Je croyais que tu ne rentrerais que mardi seulement…
- Bah ! oui, mon amour. Tu sais, on a
toujours besoin d’être soigné par les siens. Les grands auteurs m’ont lâchée. Papa
Sigmund m’a excommuniée, Berne, en qui je croyais pourtant dur comme fer, m’a
tourné le dos !…Non je plaisante !…Enfin… Je t’expliquerai plus tard.
C’est juste que je m’ennuyais de toi… Serre-moi bien fort.
Est-ce là aussi un extrait de votre prochain livre ? Un roman de psy sur la psy ? Si c'est bien le cas bravo, cela faisait longtemps que j'attendais cela...
RépondreSupprimerCe n'est pas l'extrait d'un nouveau roman. Mais, il pourrait le devenir, car dans un proche avenir, je vais adopter ce personnage de psy pour un nouveau projet... J'ai écrit cette anecdote en souvenir d'un examen passé réellement à Bruxelles. Je voulais associer un événement important à une situation cocasse et surtout travailler le dialogue intérieur, cette petite voix qui ne nous lâche jamais. Notre double, en sorte.
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