Elle a obéi. Sous
l’imperméable léger, elle ne porte rien. Il l’a exigé. Elle tremble de tout son
être et n’a aucun mal à grelotter comme il lui a demandé de le faire. Quinze
degrés au-dessous de zéro. Debout, à la proue de la barque, bien au chaud sous
des couches de vêtements, il réclame aux deux acteurs plusieurs prises de la
même scène. Pas question de descendre à terre pendant les pauses. « Qu’on
leur lance des sandwiches ! »
Depuis le début, le tournage
est un enfer. Elle ne sait pas comment protéger son corps de la tyrannie qu’il
lui inflige. Déjà, dans une précédente scène, celle de l’incendie, il avait
hurlé : « Plus près ! Plus près ! » La chaleur du
brasier était intense, surtout au moment où la charpente de la maison s’était
enflammée. Il hurlait encore. Le visage cramoisi, les cils et les cheveux sur
le point d’être brûlés, elle avait reculé et trébuché sur un élément du décor.
Le soir de cette scène, elle
avait explosé : « Ce n’est pas à l’actrice que tu t’adresses, mais à
la femme que tu veux à ta merci ! J’ai failli mourir dans les
flammes ! » Il se moque : « C’est du mauvais théâtre ! »
La nuit, il s’enferme dans
son bureau, écrit ses prochains films, écoute sa musique. Dans la chambre
éclairée par la lueur intermittente du phare de l’île, elle s’agite, lutte contre
le froid, l’insomnie et les pensées qui
l’assaillent. Elle est à bout, au bout de sa rage envers ce vieil égoïste aux
cheveux gris. Un homme vaniteux et cruel, rattrapé par ses démons. Elle ne veut
plus l’admirer. Elle ne le peut plus. Sa foi en lui l’a quittée. Son cœur n’a
plus de ressources pour pardonner la violence, comprendre le désastre de son enfance, le mauvais père qu’il
a eu, un pasteur obsédé par les punitions, le péché et le repentir.
Au fil des mois,
l’insécurité s’est emparée de son corps qui n’a pas su se protéger des insultes
proférées et des coups : « Je voudrais te tuer ! »
Bien souvent, elle s’est
sentie si seule, si menacée dans sa chair, qu’elle a pensé à la fuite… Et puis,
pour quelques heures, la tendresse entre eux a pu regagner du terrain sur la
colère. À cause
de l’amour passé, à cause de l’enfant aussi…
Mais à
présent, de toutes ses forces, elle souhaite en finir. Cette boule noire au
fond d’elle-même ne cesse de grandir et de l’oppresser. Elle ne supporte plus
l’île, les bruits incessants de la mer et ce mur qu’il a fait ériger autour du
jardin de la maison pour la couper du monde. Etre la prisonnière d’une jalousie
maladive, voilà ce qu’elle est devenue. Au terme d’un des tournages, seule l’habite une pensée
obsédante : se sauver, sauver son être, ce qui l’en reste et qui se
révolte assez pour que la fin de leur histoire se dessine inexorablement.
Partir, le quitter, s’arracher
à lui est une profonde douleur. C’est fini. Elle parle d’un court voyage en Suède,
évoque son agent qui l’attend à Stockholm, un contrat à signer, des parents qui
ne connaissent pas leur petite-fille. Elle jette quelques vêtements personnels
dans une valise, les siens et ceux de l’enfant, en laisse beaucoup dans les
penderies… Plus tard, elle dira : « Dans mes valises, je ne suis pas
partie avec la beauté de l’île, des arbres et de la mer, mais avec ma solitude
et un quelque chose meurtri en moi qui avait changé pour toujours. »
C’était lui, le maître du
septième art, qui l’avait appelée et fait venir sur l’île. Intimidée par la
réputation du grand créateur qu’elle connaissait peu, elle avait d’abord hésité
avant de dire oui.
Dès le début du tournage, elle
s’était sentie acceptée grâce à une amie comédienne qui lui donnait la réplique
et par cet homme attentionné dont elle admirait la direction d’acteurs. Dans
les regards qu’il posait fréquemment sur elle, elle lisait sa propre beauté à
l’aube de ses vingt-cinq ans, son teint de pêche qui prenait bien la lumière
des projecteurs, son aisance de grande fille toute simple. « Tu as les joues
rondes et les yeux de porcelaine des poupées dont toutes les petites filles ont
rêvé. » affirme sa partenaire. Elle a du mal à accepter le compliment. Être
regardée avec admiration, elle n’en a pas l’habitude. Lui, ce n’est pas
seulement de l’admiration qu’elle lit dans ses yeux, ni la satisfaction du
réalisateur… Autre chose, tellement inattendu.
C’est un bel été, le plus
merveilleux de sa vie, dira-t-elle quand les années seront passées. Entre les
prises, ils se promènent au bord de l’eau. Sous leurs pieds nus, le sable se
soulève. Il est si fin qu’il semble ne virevolter que pour eux.
Une photographie prise sur
la plage. Il est facile d’imaginer... Ils sont assis sur un rocher l’un près de
l’autre. Elle, de profil, les yeux baissés. La voix à peine plus élevée que le
murmure d’un secret. Un parfum de chèvrefeuille émane de sa longue chevelure
blonde retenue par un bandeau. Elle semble avoir seize ans.
Elle lui confie l’intime. Il
la regarde intensément. Ils parlent d’eux-mêmes, du soleil, de la chaleur, du
bonheur d’être là. Ils n’évoquent pas le désir. Il est en eux.
Un élan irrésistible la
trouble. Jamais personne ne l’a regardée ainsi, ni reconnue. Se sentir digne de
son attirance…
Il prie pour qu’elle soit à
lui, qu’elle l’envoûte et l’entraîne dans son monde de tendresse et de féminité.
Il lui écrit des petits
mots qu’elle trouve au réveil près de son oreiller : « Tu es partout, dans
la lumière du jour, derrière la vitre éclairée, sur la porte de la salle de
bains, dans le lit défait… »
Le bonheur absolu qui
envahit son corps est trop fort pour elle. Trop fort aussi, ce lien inattendu,
fait de protection paternelle. Elle pense à fuir… Mais il est trop tard pour
résister…
Le bonheur de vivre ensemble,
ils l’écrivent sur leur journal intime, un grand tableau blanc qui recouvre un
mur de la maison. À
l’aide de petits signes, de cœurs, de masques enlacés, ils composent une
partition amoureuse, rébus indéchiffrable pour des yeux étrangers. Ils ont
convenu aussi d’une boîte aux lettres pour amoureux. Un nounours accroché près
du journal intime. Dans son petit costume bleu, chacun glisse de tendres
billets : les rêves de la nuit après l’amour.
Comme deux enfants, ils
courent enfouir de modestes pièces d’argent sous les rochers de la plage. Pour
les mauvais jours, plaisantent-ils... Quand ils seront devenus pauvres et vieux.
Le soir, ils s’adonnent au
spiritisme. Tandis que la table pivote devant eux, une voix
menace : « Attention à toi ! Attention à vous ! »
Ils n’en ont cure et rient aux éclats.
Pour lui, le bonheur, c’est
aussi la nature et l’harmonie de l’île. Il a acheté cette terre avec laquelle
il se sent en totale communion. Pour lui, pour eux deux, il fait bâtir leur
maison, celle où à présent ils attendent la naissance de l’enfant…
Elle ne veut plus partir. Le
bonheur de chaque jour est intense. Ils vont construire un monde bien à eux.
Tandis qu’il tourne un
nouveau film quelque part sur l’île, elle se promène seule sur la plage, comblée
par une vie minuscule qui monte en elle. À chaque galet qu’elle lance dans la mer, c’est à lui
qu’elle parle. Elle chuchote que c’est bientôt l’automne, que les oiseaux se
regroupent en petites colonies frénétiques, impatients de rejoindre le sud.
C’est maintenant à la petite
qui est venue au monde qu’elle s’adresse en la caressant. Elle en est
certaine : chaque geste les enveloppe, chaque rapprochement unit leurs
deux corps, soude leur intimité peau à peau, amplifie leur bien-être et la sécurité
partagée.
Il est parfois présent. Près
d’elles mais pas avec elles. Il a beaucoup à faire par ailleurs. Elle se sent
délaissée durant ses absences prolongées. Surtout quand il part pour de longues
journées solitaires sur son vélo. Elle l’attend. Au fil des heures, les
battements de son cœur s’accélèrent. Dehors, un silence inquiétant cerne la
maison. La nuit est déjà tombée quand il rentre. Elle dit qu’elle a tremblé de
ne pas le revoir, que leur petite fille l’a réclamé et qu’elle n’a pas réussi à
calmer ses angoisses. Il rétorque : « Tes angoisses ! Les
tiennes !» et quitte la pièce. De nouveau seule, elle ressent peu à peu qu’elle
a vécu dans une illusion, qu’elle a fait partie d’un rêve qui n’était pas le
sien, mais celui d’un autre. Le rêve d’une île, d’un havre, d’une communion
avec la nature dans laquelle, sans doute, il trouve l’inspiration.
Un jour, entre eux, une de
ces disputes incessantes qui tourne mal. Il la saisit par les épaules, la
secoue, lève la main. « Je ne veux pas te faire de mal ! » Que
peuvent ces pauvres mots alors qu’il n’y a que de la haine dans ses yeux ?
Elle est terrifiée, peine à se dégager, parvient jusqu’au seuil de la porte, s’enfuit
dans le jardin à perdre haleine. Il court après elle. Prise de panique, elle
s’engouffre dans la maison, réussit à s’enfermer dans la salle de bains. Il
fracasse la porte. Sa chaussure vole et chute sur le carrelage. La tension
tombe, ils rient. À
ses pieds, il demande pardon : « N’aie pas peur. Je t’aime. Je ne te
ferai aucun mal… Les démons sont partis. » Elle tente de le relever, de
passer ses bras sous les siens : « Mets-toi debout ! » Il
reste à terre : « Ils me jetaient dans un placard, fermaient la porte
à clef. J’avais peur, je cognais. Ils me disaient qu’il y avait aussi une autre
personne dans le noir. »… Personne,
Persona…
Elle le sait, ils sont
douloureusement liés l’un à l’autre. Mais elle ne veut plus de cette vie qui l’étouffe…
Loin de lui, loin de l’île,
pendant des années, elle se reconstruit, mène une nouvelle vie d’actrice et de
réalisatrice. Quand il apprend qu'Hollywood lui fait un triomphe, il quitte son
île, prend l’avion, vient l’applaudir à l’occasion d’une représentation
théâtrale, la félicite et repart le lendemain. Elle en éprouve une immense
gratitude.
Plus tard, entre eux, tout
naturellement, une tendre amitié les
incite à retravailler ensemble. À l’occasion d’un tournage, il lui confie : « Tu
es mon stradivarius. »
Elle retourne deux fois
encore sur l’île.
La première fois, quand il
vient de perdre sa mère. Il l’appelle.
Il pleure et lui dit :
« Je n’ai plus personne à présent. » Il est désemparé. Elle hésite à
repartir et s’interroge : « Pourrai-je le quitter après ça ? »…
La seconde fois, il ne l’a
pas appelée. Elle était loin de lui. Un matin, au saut du lit, elle a frissonné
et senti dans son corps une vibration brutale. Elle a eu peur et au téléphone a
cherché à le joindre. En vain…
Dans la maison inhabitée, la
même atmosphère qu’autrefois. Rien n’a été dérangé. Sur le tableau blanc, elle
effleure les traces décolorées de leur vie passée. Elles ont mal résisté à la
lumière du jour et aux marques du temps. Certaines semblent avoir été repassées
au feutre, maladroitement. Le nounours est toujours à sa place, sur le côté du
tableau. Elle le décroche. Dans la poche du petit costume bleu, une feuille de
papier pliée en quatre : « Depuis toujours, nous sommes
douloureusement liés. Tu me manques. Je t’aime intensément. C’est une
grâce.»…
Les larmes montent à ses
yeux.