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samedi 18 avril 2015

Le foulard rouge

Après un long travail consacré à sa fabrication, la chaussure finie s'affranchissait des mains de notre grand-père Nino. Sans nous concerter, nous, les enfants, nous approchions de la vanguitte pour admirer l’œuvre terminée. Le cuir galbé, l'empeigne brillante, la semelle impeccablement ciselée, le talon à la bonne hauteur épousaient par avance le pied qui aurait la chance d'être chaussé par cet artisan d'exception. 
Les opérations terminées, grand-père se livrait à deux ultimes finitions :
* gratter le centre du cuir de la semelle pour prévenir les risques de glissade du futur marcheur.
* faire reluire l'empeigne avec le foulard rouge. Celui-ci n'était pas un simple tissu doux et propre, choisi pour sa texture particulière. C'était l'ultime cadeau que grand-père reçut de son père.  Mon arrière-grand-père avait porté le foulard toute sa vie de maçon autour du cou et même après, quand l'explosion de la mine l'avait privé de ses yeux.  A l'approche de sa mort, il avait appelé Nino. La main du fils s'était ouverte. Flambeau paternel à un fils bien aimé.
Grand-père pleure en caressant l'empeigne. Le foulard rouge frôle, glisse, murmure. 
Grand-père pleure ses disparus, ses parents, ses sœurs et ses frères fauchés en Sicile dès leur jeune âge, et son cher petit Joseph enterré à Catane à deux ans. Il pleure son enfance turbulente, sa jeunesse laborieuse de soutien de famille, sa terre natale.
Face à cette belle chaussure qui va dès demain vivre une existence remarquable, il dit : "Je veux retourner dans mon pays. Je veux mourir chez moi."
Ces mots nous atteignaient profondément et creusaient notre impuissance à le consoler. Ils témoignaient de l'impossibilité, malgré une intégration sociale réussie, à faire le deuil de ce qui l'avait constitué, construit.Nous ne lui en voulions pas. Nous l'aimions trop pour ne pas percevoir toute la détresse de l'âme. 
Jusqu'à sa mort, grand-père nourrit une nostalgie sans répit quant à ses origines. Il se sentait à demi-français seulement, lui qui parlait et écrivait la langue de l'intégration presque aussi parfaitement que ces académiciens qu'aujourd'hui j'admire.

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