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lundi 7 mars 2016

Bloomsbury



L’Eurostar arriva à l’heure à Saint-Pancras. Notre père m’attendait dans le hall de la gare. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans. Quand je pus m’acquitter des formalités de la douane anglaise, il vint rapidement à ma rencontre. Il avait les joues creuses et un teint gris que je ne lui connaissais pas. Son accolade fut chaleureuse :
- Hello, Phil’ ! Je suis content ! Vraiment content que tu aies pu te dégager pour arriver un jour avant les autres.
Dans le taxi qui nous conduisait chez lui, sa main affectueuse se posa sur mon genou :
- Nous avons besoin de parler tous les deux. Seuls.

Peu de choses avaient changé dans son bureau. Peut-être, sur les étagères de la bibliothèque en acajou, un peu plus de romans et d’ouvrages professionnels, de cassettes de souvenirs. Quelques photos de ses enfants aussi.
- Tu veux que je demande à Helen de te préparer quelque chose à manger ?
- Non merci, papa. Assieds-toi et dis-moi comment tu vas.
Avec effort, il rejoignit son fauteuil et dit d’une voix rauque :
- On est passé de la bronchite chronique à l’emphysème pulmonaire en un rien de temps.
- Et tu t’es arrêté de fumer, au moins ?
- Bien obligé ! Mais pas sans mal. Enfin, juste une cigarette le soir. Et encore, pas tous les soirs.
- Et si tu t’arrêtais complètement ?
- J’ai prévenu le médecin : une cigarette par jour, ça équivaut à celle d’un condamné à mort ! Quand je lui ai dis ça, il a grincé des dents… enfin c’est une image… Je sens bien qu’il est comme les autres.
- C’est-à-dire ?
- Ici, tu sais, les médecins parlent très peu aux malades. Je veux dire, ils sont prudents, mais ils te laissent quand même entrevoir que tu es un cas sans espoir. D’ailleurs, tu entends le sifflement de ma voix ?
- Oui. Mais, papa, chaque patient réagit différemment. Si ton emphysème parvient à se stabiliser, tu peux vivre encore quelques années. Sobre, côté tabac, bien sûr ! Tous les jours à la Timone, je soigne des malades qui sont dans ton cas.
Il fit un geste de lassitude :
- Phil’, Je n’y tiens pas. À quatre-vingts ans, j’estime avoir assez vécu. Mes livres d’historien se vendent toujours bien. Mes trois enfants ont de bonnes situations. Je ne laisse pas de dettes derrière moi… Enfin, je crois. Vous pourrez vendre cette maison. Tu sais, Bloomsbury est un des quartiers les plus cotés de Londres. Et tout est en ordre chez le notaire Perkins de Wellington Street.
Je soupirai :
- Bon ! Et pourquoi m’as-tu demandé de venir avant Nelly et Bertrand ? Il me semble que ce que tu envisages les concerne autant que moi.
Debout à présent, le dos voûté, il se rapprocha de la cheminée et tisonna les quelques flammes restantes :
- Parce qu’ils n’accepteront pas comme toi que je donne mon corps à la science quand l’échéance va arriver !
J’avais une boule dans le thorax et me rapprochai de lui :
- Papa… C’est quoi ce que tu viens de dire ? Tu veux…
- Rien, Phil’. Rien ! Rassure-toi, je suis trop lâche pour ce que tu crois. Mais, je n’en ai plus pour longtemps. C’est tout. Ne nous voilons pas la face, ni toi le fils médecin, ni moi le père malade.
- Alors, qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce que tu attends de moi ?
La paume de sa main enveloppa mon épaule :
- Que tu parles à ton frère et à ta sœur demain quand ils seront là. Que tu les informes de ma décision. Moi, je ne saurais pas le faire.
- Pourquoi ? Ça n’a aucun sens ! Parce que je suis l’aîné ou parce que je suis le docteur de la famille ?
Il hocha la tête sans répondre et je poursuivis :
- L’homme professionnel n’est pas le mieux placé pour être l’homme de la famille. Tu ne peux pas me demander cela. Je veux bien être à tes côtés, t’aider quand tu leur parleras demain. Mais, je ne peux pas le faire à ta place. C’est dur pour moi de te refuser, mais je me sentirais très mal à l’aise si j’acceptais… Et puis, Bertrand et Nelly sont des adultes, papa. N’oublie pas leur âge. À cinquante et quarante deux ans, on a déjà une petite expérience de la vie. Une assez grande même !
Une violente quinte de toux secoua tout son corps avant qu’il puisse se caler dans un fauteuil :
- Tu parles comme s’il s’agissait de la vie, Phil’… Ça n’est pas ça du tout. Tu le sais bien… Et vous avez déjà été tellement marqués tous les trois par la mort de votre mère !
- Je ne l’oublie pas, papa. Mais ce drame, toi aussi tu as dû le traverser, seul avec tes trois enfants. Et…
On frappa à la porte et Helen, notre vieille gouvernante, entra avant que je puisse poursuivre :
- Bonjour, Philippe ! Heureuse de te revoir ici !... Avez-vous encore besoin de quelque chose ce soir, monsieur, ou puis-je m’en aller ?
- Tout va bien, Helen. Merci. Rentrez chez vous. Demain, mes deux autres enfants arrivent à onze heures. Ils seront là pour le repas.
- Ce sera prêt, monsieur. J’ai déjà bien avancé aujourd’hui sur les courses à faire. À demain.
La porte refermée, notre père se leva et d’une démarche mal assurée, se dirigea vers le bureau. Il prit un livre et l’ouvrit à l’endroit de son marque-pages.
- Tu sais, hier, j’ai souligné une phrase de Victor Hugo à propos de Gavroche. Peut-être, elle va te rappeler une de tes lectures de jeunesse. Ecoute ça : « Le pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère. » En lisant ce passage, j’ai repensé à votre mère. Elle, elle vous aimait tellement !
Des larmes montaient dans mes yeux. Comme nous, notre père devait songer souvent à celle que la mort lui avait enlevée beaucoup trop tôt et qu’il n’avait jamais remplacée, ni à ses côtés, ni auprès de ses enfants.
Mon portable sonna et le prénom de ma femme s’afficha.
- Oui, tout va bien ma chérie. Je suis avec papa… On discute… Oui, lui aussi, il t’embrasse… Je rentre après-demain à Marseille… Oui, je vais trouver des correspondances de train. Ne t’inquiète pas. Bisous à toi et aux enfants.

Bertrand et Nelly arrivèrent à Bloomsbury le lendemain en fin de matinée. Pour aller seul les chercher à la gare, notre père avait choisi une tenue impeccable, un pantalon gris, un blazer bleu marine, chemise blanche, cravate discrète. Fraîchement rasé, et malgré ses yeux cernés, son visage semblait moins abattu que la veille. Le repas était prêt, la table mise. Je m’installai dans le bureau en attendant de nous retrouver tous les quatre et feuilletai avec nostalgie quelques pages des livres qu’il avait autrefois écrits sur le Haut Moyen-âge.

Autour de la table, chacun donna des nouvelles de sa vie. Nelly préparait les Internationaux de Stuttgart et dit qu’elle avait confiance dans les futures performances du couple de patineurs qu’elle entraînait. Sa vie de coach la comblait et elle promit à notre père de venir rapidement à Londres pour lui présenter la femme avec laquelle elle vivait à Grenoble. Bertrand, le célibataire, qui se disait lui-même endurci à cause des femmes, assura qu’il travaillait jour et nuit et n’avait pas le temps de penser à autre chose. Au passage, il évoqua quelques difficultés professionnelles auxquelles son métier de consultant en entreprises le confrontait.

C’est au salon, où le café fut servi par Helen, que notre père mit ses deux autres enfants au courant. Il semblait avoir appris par cœur des phrases courtes qui énonçaient sobrement son projet, des phrases neutres dépourvues de commentaires. Je le voyais faire des efforts pour éviter les regards des siens, contrôler le timbre de sa voix et le débit de ses paroles. Une fine pellicule de sueur perlait sur son front.
Quand il eut fini, une nouvelle quinte de toux le déstabilisa. Il alla s’asseoir près de la fenêtre et le pâle rayon de soleil de Bloomsbury s’attarda sur le sommet de ses cheveux argentés.

Bertrand ne réagit pas verbalement à ce qu’il venait d’entendre. Il ouvrit son étui à cigarettes, fit quelques pas vers la porte du salon, se ravisa, fit claquer la fermeture de l’étui et sans nous jeter un regard, s’immobilisa un moment devant la cheminée. Quand il se retourna vers nous, le buste raidi, plaqué contre le tablier de la cheminée, il eut de la peine à dissimuler sous sa chemise une respiration saccadée.
La douleur de Nelly éclata. Ma petite sœur s’approcha de notre père, s’agenouilla, lui prit les deux mains et les secoua vigoureusement :
- Tu ne vas pas nous faire ça, papa ! Il n’en est pas question ! Je ne peux pas imaginer de perdre mon père comme j’ai été privée de maman. Cinq ans, papa… J’avais cinq ans… Rappelle-toi ! C’est toi qui m’as élevée après, toi qui m’as coiffée le matin, toi qui m’as accompagnée à la porte de la maternelle… Et quand j’ai passé le bac, c’est toi…
Les sanglots submergèrent les mots de Nelly et je vis à quel désarroi notre père venait d’être confronté. Les traits de son visage très pâle s’affaissaient au fur et à mesure que ma sœur pleurait. Quand elle mit sa tête sur les genoux de notre père, un long silence s’étira dans la pièce sans qu’aucun de nous ne puisse réagir.
Nelly releva la tête. Elle était plus calme. Mais les mots qu’elle prononça ensuite me déchirèrent le cœur :
- Papa, chaque fois que tu nous as emmenés au ski… je ne te l’ai jamais dit, j’ai scruté les montagnes. Toutes, les unes après les autres. Et aussi cette neige qui avait emporté ma mère, et qui allait peut-être enfin me la rendre. Dans ma couchette, le soir, j’étais sûre que maman reviendrait au chalet : « Je suis là, mes enfants chéris. Dont’worry, mes petits ! Vous avez fait un mauvais rêve. Je suis là ! »

J’avais quinze ans quand notre mère fut engloutie par l’avalanche. Et parce qu’il le fallait, toute ma jeunesse, moi, le fils aîné, j’ai secondé mon père comme j’ai pu. Pour notre mère, Il n’avait pas accepté un simulacre d’obsèques. Pas de corps, pas d’enterrement. Il avait juste racheté à la famille anglaise de ma mère cette maison de Londres où, plus tard elle lui avait décrit son enfance privilégiée et dans laquelle il voulait vivre jusqu’à sa mort.

Et à présent, dans les yeux et les mots de ce vieillard, je lus le même accablement que celui de jadis :
- Mes enfants, si j’ai été un père acceptable pour vous, c’est à votre mère que vous le devez. Elle a toujours été à mes côtés et m’a souvent dicté ma conduite envers vous… Si je ne veux pas de cercueil, pas de tombe, rien, c’est parce que je pense à elle, à son corps enseveli. Sous un marbre, j’aurais trop froid sans elle… Il faut accepter que bientôt je la rejoigne, ailleurs.
Bertrand ne fit aucun signe, ne formula aucun mot. Mais, comme tout à l’heure, quand il avait écouté notre père avec une attention soutenue, les muscles de sa mâchoire se crispèrent à nouveau. Près de son oreille, un petit creux de la joue s’était formé.

Nelly, Bertrand et moi avons repris l’Eurostar du soir. Avant de quitter Bloomsbury, chacun de nous, malgré le chagrin, avait opté pour le respect de la volonté paternelle et l’avait fait savoir. Notre père nous a remerciés. Bertrand ne s’est pas soustrait à l’étreinte paternelle, et je crois que pour la première fois, j’ai surpris ses joues humides qu’il n’a pas cherché à cacher.
Près du foyer de la cheminée, Nelly nous a rapprochés les uns des autres et a uni les huit mains de la famille. Les siennes étaient chaudes et légèrement tremblantes.

1 commentaire:

  1. C'est une histoire que j'ai vécue moi-même : un frère et deux soeurs, notre père déjà décédé, notre mère qui nous apprend sa volonté de donner son corps à la science. Décision que nous acceptons tous les quatre sans réserve.
    Et puis vient l'appel téléphonique : notre mère vient de décéder. Un 25 décembre. Jour férié ; son corps ne sera donc cherché que le lendemain, ce qui me laisse la journée pour traverser la France. Var-Nord, Taradeau-Dunkerque... j'arrive à temps pour le dernier adieu.

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