La
file d’embarquement est interminable. Le début d’un long week-end de Pentecôte y est
pour quelque chose. Il piétine, fait craquer les phalanges de ses doigts,
pousse du pied devant lui les deux sacs de voyage, regarde distraitement sa
femme et les autres passagers, allonge le cou vers le comptoir pour tenter de
mesurer l’attente qui les sépare encore de l’enregistrement, se retourne vers
sa femme, met la main dans sa poche, en retire un peu de monnaie :
-
Il y en a encore pour un moment. Je monte me chercher un café. Tu veux quelque
chose ? Oui ? Alors file-moi dix euros, sinon, je n’aurai pas assez.
Quand
il revient, les mains chargées de deux gobelets, il se sent plus détendu. La
file a diminué. Les lèvres s’approchent du café encore brûlant :
-
On dirait que ça va plus vite que tout à l’heure. Ils ont dû rajouter du
personnel aux comptoirs. Tiens-moi ça une seconde, je vais sortir ma carte
d’identité. Au fait, c’est toi qui as les billets ?... Bon, d’accord.
Il
a juste le temps de racler le sucre mousseux qui s’est déposé au fond du
gobelet. C’est à lui maintenant d’être enregistré.
Il
donne son nom : Pralas Jean-Marc. L’index de l’employée parcourt la liste
des passagers : P…P…, oui, Pralas…,
Pralas Jean-Marc, n’est-ce pas ?
Sur le premier vol pour Prague. Votre passeport, monsieur, ou votre carte
d’identité, s’il vous plaît ?
Il
tend le document et dit en se retournant légèrement :
-
Ma femme, Madeleine Pralas. Elle est avec moi.
L’employée
le regarde, tente de rester courtoise :
-
Un passager à la fois, monsieur, s’il vous plaît ! Donc, votre carte d’identité ?
Oui, merci.
L’employée
place le document entre le pouce et l’index, au bord de la lisière
transparente, pour ne rien cacher, ni de ce qui est écrit, ni des détails de la
photographie.
Elle
lit consciencieusement chaque rubrique : Nationalité Française/ N° d’identité/ Nom/ Prénoms/ Date et lieu de
naissance/ Taille/ Signature, s’arrête, tape sur le clavier de l’ordinateur
le nom PRALAS, relève la tête, vérifie
sans doute la similitude de la photographie et du visage qu’elle a devant elle. Au verso, d’autres informations lues
tout aussi attentivement : Adresse/
Carte délivrée par la sous-préfecture de Draguignan/ Valable jusqu’au …….
-
Monsieur, je suis désolée, votre document n’est plus valable. Je suis
désolée.
-
Comment ça plus valable ? Vous vous moquez de moi ? Qu’est-ce que
c’est que cette histoire ?
L’employée,
qui a appris à rester courtoise en toutes circonstances, tourne le document
vers lui et montre du doigt la mention : Valable jusqu’au 20 septembre 1995.
-
Et alors ? C’est ma carte d’identité quand même ! Vous voyez bien que
c’est moi !
-
Oui, monsieur, je ne vous dis pas le contraire – elle rajuste son impeccable
chignon - mais cette carte d’identité est périmée. Il n’y a pas eu de
renouvellement depuis 1995.
Il
lui arrache le document des mains :
- Et alors ? Vous avez mon nom, mon adresse, ma date de naissance. Ça ne vous suffit pas ?... Pas renouvelée !
Vous dites vraiment n’importe quoi !
Elle
fait un signe de la main discret à un collègue qui se tient près des comptoirs
d’enregistrement. Il a quelques galons et un insigne sur la poche de son
blazer : TcheckAirlines :
-
Venez avec moi, monsieur. Nous allons voir cela ensemble.
-
Je suis avec ma femme.
-
Très bien. Venez tous les deux. Je vais m’occuper de vous... Oui, bien entendu,
prenez vos bagages.
Le
vol de la compagnie TcheckAirlines à
destination de Prague, heure de décollage 10 heures 50, est parti sans eux.
Après
la confirmation de l’employé galonné, ils se sont assis dans le hall de Nice.
D’abord silencieux, chacun enfermé dans sa colère et sa déception. Comme à
chaque fois qu’elle est à bout, sa femme fait mine de s’intéresser à
l’environnement immédiat, aux passagers qui se hâtent, aux fillettes qui
roulent derrière elles la valise rose de Barbie.
Au
bout d’un moment :
-
Tu m’en veux ?
Elle
reste absorbée par ce qui se passe devant eux. Il répète :
-
Madeleine, tu m’en veux ? Réponds-moi !
-
Oui ? Elle n’a pas dirigé son regard vers lui.
-
Et de quoi ?
-
Et de rien !
-
Si, dis-le ! Ne fais pas cette tête ! On dirait ta mère quand elle
m’en veut de ce que je n’ai pas fait à temps pour elle.
-
De rien, je te dis !
-
Mais, si, tu m’en veux de ne pas avoir vérifié.
Silence.
Il la voit tourner la tête. Il connaît ce petit renflement sous les paupières
quand elle ne veut pas pleurer et que les larmes vont arriver quand même. Il
voit sa gorge qui déglutit avant les mots :
-
Oui, je t’en veux ! Tu gâches tout. Tu es l’homme le plus doué de la terre
pour piétiner le bonheur.
-
Oh ! arrête ! Tout de suite les grandes phrases !
Les
larmes coulent :
-
Arrête quoi ? Hier quand je t’ai demandé : Jean-Marc, est-ce que tu as tes papiers d’identité ? Tu t’es
énervé : Je ne suis pas un petit
garçon ! Quelle manie de vouloir tout contrôler. Bien sûr, je les
ai ! Je n’ai pas insisté. Tu te mets tout de suite en colère.
-
Oui, bien sûr que je m’énerve ! Il y avait de quoi, non ?
-
Non !
En
l’entendant hurler, un type surpris s’est retourné vers eux avant de poursuivre
sa route.
Et
plus bas :
-
Non ! Pourquoi n’as-tu pas pris ton passeport ? Pourquoi ? Tu
savais très bien que ta carte d’identité est périmée depuis 95 et qu’avec la
loi Pasqua, on ne voulait pas te la renouveler… Tu le savais !
-
Cette ordure de Pasqua ! Je suis plus Français que lui !
Avec
ses deux poings, elle tape sur ses genoux :
-
Et alors ! la question n’est pas là ! Tu as saboté notre voyage. Le
plus beau week-end de l’année, la découverte de Prague…
Il
ne la laisse pas finir :
-
Attends-moi ici ! Je reviens.
Le
comptoir de TcheckAirlines a confirmé
ce qu’il avait supposé : Oui, il y avait bien un autre vol pour Prague
dans l’après-midi. Oui, les billets seraient encore valables, moyennant un
supplément de 225€ par personne.
Il
n’est pas revenu près de sa femme. Mais il l’a appelée sur son portable :
-
C’est réglé. Ne t’inquiète pas. On part à 17 heures. Tout est arrangé. Je file
à la maison chercher mon passeport.
En
quittant le hall de l’aéroport, il a pris le temps de fumer une cigarette avant
de monter dans sa voiture. Dans sa tête, il y avait des images : un gosse
né au Maroc, d’une mère française et d’un père tchèque, ça faisait de lui un
Français à part entière jusqu’au début des années 90. Et puis, ce Pasqua qui a
cherché des histoires à ceux qui ne pouvaient pas remonter à plus de trois
générations de Français !… En 1945, un père légionnaire qui aide à libérer
la France, ça faisait un Français… En 1958, le même père légionnaire qui aide
les Français à combattre les fellaghas, ça faisait un Français… Mais un fils de
Français qui a défendu le pays, c’est rien… J’suis rien… Poussière… Pralas…
Prague. C’est la traduction que donnait mon père : Prague, c’est poussière en tchèque.
Est-ce
que la poussière a une identité ?
J'adore cette écriture, qui pousse à lire en diagonale tout en ne perdant pas le fil et même en lisant le tout !
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