Celles qui étaient à portée
de main avaient déjà été cueillies. D’autres avaient nécessité le râteau pour
faire ployer les branches ou encore pour se hisser sur l’escabeau. Toutes les
autres étaient inaccessibles.
Ce dimanche, jour anniversaire
de sa mère, elle ne se sent pas très en forme. Un peu de nausées et quelques
vertiges dus à la persistance dans son corps du roulis éprouvé la veille. Dans
le port d’Antibes, le bateau des amis était resté à quai, en raison du mauvais
temps annoncé, et n’avait cessé de tanguer. Elle avait refusé de diner sur le
pont ce qui avait contrarié son mari.
À
l’ombre du figuier, la nonagénaire émue s’éponge le front. La fête a donné lieu
à des cadeaux chaleureux et parfois drôles comme ceux des amis parisiens qui ont
acheté d’énormes bougies vertes en forme de cactus du Mexique. Autour de la
table, les convives rient et se grisent de souvenirs. Il y a ceux que la langue
française accompagne et ceux qui réveillent le passé dans la langue de là-bas.
Elle les observe tandis
qu’ils se régalent avec ces cannolis de
Catane qu’elle a confectionnés avec amour et songe au tableau de Rouen Le repas de noces à Yport : les
verres qui trinquent, les reliefs du repas abandonnés sur la nappe, la chaleur caniculaire
qui s’invite sous les vêtements et, sur les visages, ces quelques trouées de
lumière qui percent entre les feuilles.
La musique est aussi de la
fête. Son frère joue sur le piano électronique et accompagne la belle voix
puissante du cousin qui donne aux chansons de Michel Fugain un rythme pétillant.
Comme tous les autres, son
mari apprécie le dessert, mais en regardant sa montre, il s’excuse auprès de
l’assistance : la compétition du billard-club de Saint-Raphaël démarre
dans une heure, il n’est pas possible de s’y soustraire. Avant qu’il
monte dans la voiture, elle lui demande de bien vouloir porter la lourde échelle
devant la façade de la cuisine d’été. Au-dessus du toit de cette dernière, des
branches sont encore couvertes de figues. Il suffit de braver quelques mètres
pour les atteindre.
D’une main, elle tient le
large panier de vigneron dont elle a recouvert le fond de plusieurs épaisseurs
de papier ménager et de l’autre un des montants métalliques de l’échelle. Elle gravit
un des barreaux, se ravise et redescend : les Scholl sont inadéquates. La semelle rigide ne permet pas au corps de
se stabiliser sur les barreaux. C’est donc pieds nus qu’elle reprend son
ascension. Ce n’est guère mieux. Le métal est froid. Le pied au centre de
chaque barreau peine à se courber pour en épouser la forme et se maintenir en
équilibre. Elle se cramponne jusqu’au toit, passe une jambe au-dessus du dernier
barreau pour prendre appui sur la gouttière et perd l’équilibre. Le corps chute
en arrière.
Rien. Elle ne se souviendra
de rien à partir de cette seconde où elle s’est sentie projetée dans le vide.
La suite, ce sont les proches qui la raconteront. Le frère médecin a ordonné
que personne ne touche au corps allongé sur le dallage. Les secours ont été
appelés. Les crocs du chien ont fait barrage devant le corps de sa maîtresse ce
qui a déstabilisé les pompiers quelques instants. Le frère a tenté d’atténuer
la panique générale en affirmant avec humour, qu’en cas
de guerre, quelques molosses suffiraient à mettre une armée en déroute.
À l’hôpital de
Saint-Raphaël, le mari a appris que sa femme souffrait d’une fracture de la
clavicule, d’un enfoncement de l’omoplate et de trois côtes cassées. Quand elle
est sortie du coma, elle a entendu ces mots : « Tu souffres ma
chérie ?... Pas trop ? Tant mieux ! Je vais bien m’occuper de
toi quand tu sortiras d’ici. »
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