Ce
n’est pas la première fois qu’elle rentre tard et qu’en silence elle jette son
sac à main avec violence au creux du canapé.
Ce n’est pas la
première fois qu’elle s’approche de lui et effleure distraitement sa joue avant
de se diriger vers le clavier.
Les
touches noires caressées sont celles qu’elle préfère. Il le sait. Il l’a
observée. Debout devant le piano, elle hésite. Qui est-il pour elle ce
soir ce grand paquebot sombre qui occupe le milieu du salon ? Son
ami ? Son confident ? Le seul avec qui elle puisse parler le langage
de l’amour perdu ? Elle s’assoit.
Ce
n’est pas la première fois qu’il l’entend jouer la Sonate à Kreutzer et ces notes qui sont, pour lui aussi, le langage
de la désespérance. Les notes sont des signes, des mots intelligibles. Il les
entend. Il les a déchiffrés depuis longtemps, sans jamais exprimer de
ressentiment, sans jamais montrer à quel point il souffre de l’aimer encore si
fort.
Quand
elle s’est éloignée du piano, après avoir seulement interprété le premier
mouvement de la sonate, il a cru un instant qu’elle reviendrait vers lui et que
des paroles naîtraient entre eux.
Mais,
comme certains soirs de la belle saison, elle a ouvert la porte-fenêtre. La
brise marine est froide, humide. Ses pas dans le sable blanc se dirigent vers les
sentinelles de la sécurité, les poteaux d’interdiction érigés depuis quelques
jours. L’océan est gros de menaces en cette fin novembre. Il regarde, inquiet,
sans comprendre. Il pourrait faire un geste, l’empêcher de ramper sous les
barbelés, crier qu’au-delà de la dune, il n’existe que le danger. Qu’est-ce qui
le retient ? Il ne le saura jamais.
Il
l’a vue entrer dans l’eau sans frémir, avancer lentement, défaire les cheveux
emprisonnés dans le chignon, il l’a vue s’éloigner. Peu à peu, son corps
disparaît. Il sait. Il se dit qu’il a toujours su. Les cheveux dénoués ont
épousé les soubresauts des vagues. Un point minuscule à l’horizon. Rien.
Un texte épuré, qui plonge cette femme dans l'or des mots...
RépondreSupprimerBravo !
Ly Halère
Pendant longtemps sans doute il verra l'immensité du petit point à l'horizon et entendra le silence assourdissant qui suivit la dernière note de la sonate...
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