Marianne franchissait ces
marches pour la deuxième fois. Elles n’avaient pas changé. Juste un peu vieilli
peut-être. Le marbre blanc avait légèrement foncé au milieu, là où les pas se
portaient plus naturellement. Par endroits, les fissures semblaient s’être
agrandies. Marianne se souvenait : cent vingt-deux marches pour parvenir
jusqu’au parvis. Compter n’importe quoi, autour de soi, était chez elle machinal, un jeu auquel elle s’adonnait depuis l’enfance avec Clémence, sa
jumelle. Des comptines et des ritournelles en russe, la langue maternelle de sa
mère. Ce souvenir charmant de l’enfance l’éloigna un instant de la sensation pénible éprouvée depuis quelques minutes : son cœur s’était contracté
comme le poing d’un boxeur et cognait au fond d’elle-même. Plus l’heure de
l’audience se rapprochait, plus le poing butait contre la paroi de sa poitrine. Les maux de tête redoublaient.
Le Palais de Justice. La
première fois, ce n’était pas en juin comme aujourd’hui. Mais en décembre. Dans
l’île de la Cité, un froid digne de la plaine de la Kolyma s’était brusquement
engouffré sous le manteau de laine trop léger. Marianne avait serré les bras
autour de ses seins, à la manière dont on tient un bébé près de soi et s’était
mise à courir sur le pont du Châtelet. Le froid n’aurait pas le dernier mot,
même si les pieds se recroquevillaient dans les bottes pour tenter de lui
échapper.
Elle était arrivée très en
avance pour être bien placée dans la salle d’examens. C’est ce que Clémence lui
avait recommandé :
- J’ai besoin de te savoir
près de moi pour réussir. Même si je ne regarde que le jury pendant la
présentation de ma plaidoirie, je te sentirai à mes côtés. Ta force
m’encourage. D’ailleurs, de nous deux, tu as toujours été la plus forte.
Souviens-toi, quand on était enfants, tu étais la première à te dénoncer auprès
de maman pour les bêtises que nous avions imaginées. Vrai ou pas ?
Aujourd’hui encore,
Marianne était arrivée en avance. Pour être dans le hall avant lui et trouver,
avant lui, la porte de la salle d’audience. Clémence lui avait conseillé cette
conduite :
- . Arrive avant l’heure
de convocation et reste dans le sas d’entrée. Ça t’évitera de le voir. Tout est
bien signalé. La porte du Juge aux Affaires Familiales qui siègera le 17 juin
sera sur le tableau d’affichage.
Marianne avait suivi le
conseil de sa sœur. Elle avait plus d’une heure d’avance. Elle relut la
convocation : Médiation. Première
audience.
Première était inutile. Marianne
était bien décidée à ce que cette audience soit suffisante pour entériner la
séparation. Depuis trois mois, non sans mal, elle avait mis un terme à la vie
commune. Blaise, après bien des promesses de départ constamment différées,
avait fini par accepter de quitter le domicile conjugal. Il avait même loué un
appartement, dans lequel il avait fait venir sa mère de Lannemezan afin qu’elle
s’occupe du petit les semaines où il en aurait la garde.
Marianne avait accepté cet
arrangement provisoire : une semaine chez papa, une semaine chez maman.
Bien résolue à exposer ses arguments au juge. Elle voulait récupérer la garde
de son fils, obtenir de son mari une pension décente et non pas cette aumône
humiliante qu’il versait chaque semaine. Elle avait des reproches plein la tête
et en avait même noirci des feuilles et des feuilles de papier quand elle avait
pris la décision irrévocable de demander le divorce. Son avocate l’avait
complimentée pour la solidité de son projet, mais n’avait pas manqué de pointer
ses faibles revenus personnels. Le mari, elle le savait par son confrère,
n’était pas disposé à lui venir en aide. Les difficultés financières auxquelles
elle serait confrontée après le divorce seraient nombreuses. Des difficultés,
Marianne en connaissait un nombre incalculable depuis douze ans, depuis qu’elle
avait recueilli chez elle cet homme dont elle se croyait amoureuse. Au début,
elle l’avait beaucoup soutenu, encouragé à terminer ses longues études, avait
remboursé des créances, s’était acquittée à sa place de ses dettes auprès du
fisc. Elle avait même hésité avant d’accepter de mettre au monde un enfant.
C’était l’époque où elle sentait venir la trentaine avec appréhension, une
crainte diffuse de passer à côté de la vraie vie. Toutes ses amies étaient
mariées, mères de famille pour la plupart, casées. Même Clémence, restée célibataire, avait fait un enfant
avec un de ses clients new-yorkais, ce qui l’avait choquée à plus d’un titre.
Mais sa jumelle avait toujours été fantasque. Elles ne se ressemblaient pas.
Le sas d’entrée était
éclairé par une faible ampoule, insuffisante pour relire la totalité des notes
rédigées. Marianne se souvint d’une procédure apprise à la fac : souligner
un mot par idée à traiter et se réciter le développement de cette idée. Elle
commença : Notre fils. Expliquer au juge pourquoi son père était bien
incapable de s’en occuper. Trop accaparé par son métier de conseiller
financier, toujours par monts et par vaux, sur les autoroutes et dans les
avions internationaux. Il manquait de temps à consacrer à son fils. Un fils,
d’ailleurs qu’il n’aimait pas. Il l’avait assez prouvé depuis dix ans ! Humiliations
permanentes, insultes méprisantes, voire brutalités. Un jour d’énervement, il
lui avait même lancé la souris de l’ordinateur au visage en le traitant de bon à rien et de sac à merde. Le petit en avait encore
la marque.
Elle était bien déterminée
à évoquer ces incidents violents et tout le reste. Tout, c’est à dire ce qu’il
lui avait fait subir à elle aussi. Rien que d’y penser, la rage étreignait sa
gorge. N’avait-il pas récemment obtenu de son avocat que le petit soit entendu
par la justice ? Il avait dit : « Mon fils a largement l’âge de
raison ! » Raison de quoi et pour quoi ? Ce pauvre petit
bonhomme ! Elle avait eu des échos du compte-rendu de l’entretien par son
avocate : le petit avait été remonté à bloc comme un réveil-matin et, au
moment de la présentation au juge, il avait déchargé des tonnes de reproches
contre sa mère : paresseuse, négligée (négligée : certainement pas
dans le vocabulaire d’un enfant de dix ans !), toujours en retard à la
sortie de l’école, incapable de l’aider pour ses devoirs, cuisinant mal,
énervée en permanence… On aurait dit que le mari avait pris les qualités de
Marianne et les avait retournées à la façon dont on ouvre un vêtement de belle
apparence pour en pointer la doublure défaillante et fatiguée. Le sale type !
Il allait payer ces ignobles mensonges et surtout de s’être servi de son fils
pour la salir. Comment avait-il fait ? Cela restait un mystère. Le petit
avait toujours été si proche de sa mère ! Si tendre avec elle !
Comment cet individu avait-il pu s’y prendre pour obtenir l’adhésion de
l’enfant et mettre dans sa bouche les mots qui exprimaient le contraire de
l’amour qu’il ressentait ? Blaise allait payer ! Le juge ne lui
ferait pas de cadeaux pendant la confrontation ! Marianne accordait une confiance totale dans la perspective
d’une issue heureuse.
Elle sortit dans le grand hall du Palais à la recherche d'un point d'eau. Les maux de tête n'avaient pas faibli. Les hommes et les femmes de la Justice, la robe noire
bordée d’hermine jetée sous le bras, serrée entre la taille et le cartable de
travail, se pressaient dans différentes directions. Ils s’arrêtaient pour
serrer la main des confrères, ou saluer, d’une légère inclinaison de la tête,
leurs clients déjà postés près des salles d’audience. Une silhouette masculine
grassouillette s’avança lentement. Marianne la reconnut et fit demi-tour vers
le sas. Son avocate était arrivée pendant son absence et crayonnait sur ses
notes. Quand la porte s’ouvrit à nouveau, Blaise apparut, accompagné de son
avocat. Il portait la veste décontractée en daim que Marianne lui avait offerte
pour leurs cinq ans de mariage. L’avocat avança les lèvres vers les joues de sa
consœur, salua Marianne d’un geste bref de la main tandis que Blaise passait
devant sa femme, visage inexpressif, le regard planté sur le mur. Devant cette
indifférence calculée, Marianne se dit que c’était comme si brusquement,
l’ouverture de la porte avait dissout son corps aux yeux de Blaise. Elle
l’observa. Il continua son chemin avec la démarche nonchalante de ceux qui ne
redoutent pas grand-chose de l’existence. Les mains dans les poches.
Le Juge, soucieux du
bien-être de l’enfant, prononça la garde alternée et donna la priorité à
Marianne pour la semaine à venir. Suivaient des recommandations multiples
d’apaisement aux deux époux, dont le cerveau de Marianne ne retint qu’une
infime partie. Ce qui s’inscrivait en elle, c’était bel et bien la victoire de
Blaise qui, une fois encore, avait su entraîner les autres dans les canaux
boueux de ses manipulations. Il maîtrisait d’une main d’artiste la persuasion.
Et la boue, en apparence, se transformait en eau de source trompeuse. Pour lui,
jouer avec les autres n’avait d’intérêt que s’il pouvait, avec habileté,
bluffer, mentir, gagner.
Marianne savait que sa migraine persistante se dissiperait quand elle reprendrait avec son fils un quotidien fluide
et structuré. Elle s’y employa toute la semaine. Comme c’était léger cette
reprise de la vie à deux avec l’enfant et ces bonnes habitudes ! Le mardi,
Blaise avait téléphoné. Il viendrait le vendredi soir pour récupérer le petit
et les affaires nécessaires à sa semaine de garde.
Tout était prêt dans le
sac à dos de l’enfant qui finissait sa part de pizza. La sonnerie de
l’interphone retentit. Marianne appuya sur le bouton d’ouverture et pressa le
petit de mettre son anorak.
Ses mains reprirent la
préparation de son propre repas dans la cuisine. Blaise entrerait dans
l’appartement sans son concours. Il possédait encore un trousseau de clefs que
Marianne ne manquerait pas de lui réclamer avant son départ. On sonna à la
porte. Un coup long, puis un coup bref : la marque de Blaise chaque fois
qu’il revenait au foyer. Marianne essuya ses mains, s’apprêta à ouvrir, mais le
petit avait été plus rapide. La carrure de Blaise occupa tout à coup une
large partie de l’obscurité dans laquelle était plongé le palier. En apercevant
Marianne, Blaise appuya sur le bouton de la minuterie. La lumière dissipa
toutes les zones invisibles. Le sol était couvert de valises et de sacs de
voyage.
Ignorant l’enfant qui lui
tendait les bras, Blaise sourit à Marianne en désignant ses bagages :
- Je peux ?
Le plat préparé fut un peu
juste pour deux. Blaise avait toujours eu un solide appétit. Même en
mastiquant, sa bouche n’avait pas quitté le sourire de son arrivée sur le
palier. Après le repas, il alluma la télévision posée sur le plan de travail,
mis une dosette dans la machine à café, revint dans la cuisine avec le cendrier
du salon et la bouteille de fine Napoléon.
Marianne avait noué les
liens du sac poubelle. Blaise se précipita vers elle :
- Laisse ma chérie, j’y
vais !
Marianne sortit de la
cuisine, ramassa l’anorak qui traînait par terre dans l’entrée et rejoignit la
chambre de l’enfant. Depuis le retour de son père, le petit s’était retiré. Il
aurait sûrement besoin d’un câlin pour s’endormir.
Blaise attrapa son verre, ricana
entre ses dents : « À la russe ! » et d’un trait, avala le
digestif.
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