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lundi 20 mai 2013

Le Palais




Marianne franchissait ces marches pour la deuxième fois. Elles n’avaient pas changé. Juste un peu vieilli peut-être. Le marbre blanc avait légèrement foncé au milieu, là où les pas se portaient plus naturellement. Par endroits, les fissures semblaient s’être agrandies. Marianne se souvenait : cent vingt-deux marches pour parvenir jusqu’au parvis. Compter n’importe quoi, autour de soi, était chez elle machinal, un jeu auquel elle s’adonnait depuis l’enfance avec Clémence, sa jumelle. Des comptines et des ritournelles en russe, la langue maternelle de sa mère. Ce souvenir charmant de l’enfance l’éloigna un instant de la sensation pénible éprouvée depuis quelques minutes : son cœur s’était contracté comme le poing d’un boxeur et cognait au fond d’elle-même. Plus l’heure de l’audience se rapprochait, plus le poing butait contre la paroi de sa poitrine. Les maux de tête redoublaient.

Le Palais de Justice. La première fois, ce n’était pas en juin comme aujourd’hui. Mais en décembre. Dans l’île de la Cité, un froid digne de la plaine de la Kolyma s’était brusquement engouffré sous le manteau de laine trop léger. Marianne avait serré les bras autour de ses seins, à la manière dont on tient un bébé près de soi et s’était mise à courir sur le pont du Châtelet. Le froid n’aurait pas le dernier mot, même si les pieds se recroquevillaient dans les bottes pour tenter de lui échapper.
Elle était arrivée très en avance pour être bien placée dans la salle d’examens. C’est ce que Clémence lui avait recommandé :
- J’ai besoin de te savoir près de moi pour réussir. Même si je ne regarde que le jury pendant la présentation de ma plaidoirie, je te sentirai à mes côtés. Ta force m’encourage. D’ailleurs, de nous deux, tu as toujours été la plus forte. Souviens-toi, quand on était enfants, tu étais la première à te dénoncer auprès de maman pour les bêtises que nous avions imaginées. Vrai ou pas ?

Aujourd’hui encore, Marianne était arrivée en avance. Pour être dans le hall avant lui et trouver, avant lui, la porte de la salle d’audience. Clémence lui avait conseillé cette conduite :
- . Arrive avant l’heure de convocation et reste dans le sas d’entrée. Ça t’évitera de le voir. Tout est bien signalé. La porte du Juge aux Affaires Familiales qui siègera le 17 juin sera sur le tableau d’affichage.
Marianne avait suivi le conseil de sa sœur. Elle avait plus d’une heure d’avance. Elle relut la convocation : Médiation. Première audience.
Première était inutile. Marianne était bien décidée à ce que cette audience soit suffisante pour entériner la séparation. Depuis trois mois, non sans mal, elle avait mis un terme à la vie commune. Blaise, après bien des promesses de départ constamment différées, avait fini par accepter de quitter le domicile conjugal. Il avait même loué un appartement, dans lequel il avait fait venir sa mère de Lannemezan afin qu’elle s’occupe du petit les semaines où il en aurait la garde.
Marianne avait accepté cet arrangement provisoire : une semaine chez papa, une semaine chez maman. Bien résolue à exposer ses arguments au juge. Elle voulait récupérer la garde de son fils, obtenir de son mari une pension décente et non pas cette aumône humiliante qu’il versait chaque semaine. Elle avait des reproches plein la tête et en avait même noirci des feuilles et des feuilles de papier quand elle avait pris la décision irrévocable de demander le divorce. Son avocate l’avait complimentée pour la solidité de son projet, mais n’avait pas manqué de pointer ses faibles revenus personnels. Le mari, elle le savait par son confrère, n’était pas disposé à lui venir en aide. Les difficultés financières auxquelles elle serait confrontée après le divorce seraient nombreuses. Des difficultés, Marianne en connaissait un nombre incalculable depuis douze ans, depuis qu’elle avait recueilli chez elle cet homme dont elle se croyait amoureuse. Au début, elle l’avait beaucoup soutenu, encouragé à terminer ses longues études, avait remboursé des créances, s’était acquittée à sa place de ses dettes auprès du fisc. Elle avait même hésité avant d’accepter de mettre au monde un enfant. C’était l’époque où elle sentait venir la trentaine avec appréhension, une crainte diffuse de passer à côté de la vraie vie. Toutes ses amies étaient mariées, mères de famille pour la plupart, casées. Même Clémence, restée célibataire, avait fait un enfant avec un de ses clients new-yorkais, ce qui l’avait choquée à plus d’un titre. Mais sa jumelle avait toujours été fantasque. Elles ne se ressemblaient pas.

Le sas d’entrée était éclairé par une faible ampoule, insuffisante pour relire la totalité des notes rédigées. Marianne se souvint d’une procédure apprise à la fac : souligner un mot par idée à traiter et se réciter le développement de cette idée. Elle commença : Notre fils. Expliquer au juge pourquoi son père était bien incapable de s’en occuper. Trop accaparé par son métier de conseiller financier, toujours par monts et par vaux, sur les autoroutes et dans les avions internationaux. Il manquait de temps à consacrer à son fils. Un fils, d’ailleurs qu’il n’aimait pas. Il l’avait assez prouvé depuis dix ans ! Humiliations permanentes, insultes méprisantes, voire brutalités. Un jour d’énervement, il lui avait même lancé la souris de l’ordinateur au visage en le traitant de bon à rien et de sac à merde. Le petit en avait encore la marque.
Elle était bien déterminée à évoquer ces incidents violents et tout le reste. Tout, c’est à dire ce qu’il lui avait fait subir à elle aussi. Rien que d’y penser, la rage étreignait sa gorge. N’avait-il pas récemment obtenu de son avocat que le petit soit entendu par la justice ? Il avait dit : « Mon fils a largement l’âge de raison ! » Raison de quoi et pour quoi ? Ce pauvre petit bonhomme ! Elle avait eu des échos du compte-rendu de l’entretien par son avocate : le petit avait été remonté à bloc comme un réveil-matin et, au moment de la présentation au juge, il avait déchargé des tonnes de reproches contre sa mère : paresseuse, négligée (négligée : certainement pas dans le vocabulaire d’un enfant de dix ans !), toujours en retard à la sortie de l’école, incapable de l’aider pour ses devoirs, cuisinant mal, énervée en permanence… On aurait dit que le mari avait pris les qualités de Marianne et les avait retournées à la façon dont on ouvre un vêtement de belle apparence pour en pointer la doublure défaillante et fatiguée. Le sale type ! Il allait payer ces ignobles mensonges et surtout de s’être servi de son fils pour la salir. Comment avait-il fait ? Cela restait un mystère. Le petit avait toujours été si proche de sa mère ! Si tendre avec elle ! Comment cet individu avait-il pu s’y prendre pour obtenir l’adhésion de l’enfant et mettre dans sa bouche les mots qui exprimaient le contraire de l’amour qu’il ressentait ? Blaise allait payer ! Le juge ne lui ferait pas de cadeaux pendant la confrontation ! Marianne accordait une confiance totale  dans la perspective d’une issue heureuse.

Elle sortit dans le grand hall du Palais à la recherche d'un point d'eau. Les maux de tête n'avaient pas faibli. Les hommes et les femmes de la Justice, la robe noire bordée d’hermine jetée sous le bras, serrée entre la taille et le cartable de travail, se pressaient dans différentes directions. Ils s’arrêtaient pour serrer la main des confrères, ou saluer, d’une légère inclinaison de la tête, leurs clients déjà postés près des salles d’audience. Une silhouette masculine grassouillette s’avança lentement. Marianne la reconnut et fit demi-tour vers le sas. Son avocate était arrivée pendant son absence et crayonnait sur ses notes. Quand la porte s’ouvrit à nouveau, Blaise apparut, accompagné de son avocat. Il portait la veste décontractée en daim que Marianne lui avait offerte pour leurs cinq ans de mariage. L’avocat avança les lèvres vers les joues de sa consœur, salua Marianne d’un geste bref de la main tandis que Blaise passait devant sa femme, visage inexpressif, le regard planté sur le mur. Devant cette indifférence calculée, Marianne se dit que c’était comme si brusquement, l’ouverture de la porte avait dissout son corps aux yeux de Blaise. Elle l’observa. Il continua son chemin avec la démarche nonchalante de ceux qui ne redoutent pas grand-chose de l’existence. Les mains dans les poches.

Le Juge, soucieux du bien-être de l’enfant, prononça la garde alternée et donna la priorité à Marianne pour la semaine à venir. Suivaient des recommandations multiples d’apaisement aux deux époux, dont le cerveau de Marianne ne retint qu’une infime partie. Ce qui s’inscrivait en elle, c’était bel et bien la victoire de Blaise qui, une fois encore, avait su entraîner les autres dans les canaux boueux de ses manipulations. Il maîtrisait d’une main d’artiste la persuasion. Et la boue, en apparence, se transformait en eau de source trompeuse. Pour lui, jouer avec les autres n’avait d’intérêt que s’il pouvait, avec habileté, bluffer, mentir, gagner.

Marianne savait que sa migraine persistante se dissiperait quand elle  reprendrait avec son fils un quotidien fluide et structuré. Elle s’y employa toute la semaine. Comme c’était léger cette reprise de la vie à deux avec l’enfant et ces bonnes habitudes ! Le mardi, Blaise avait téléphoné. Il viendrait le vendredi soir pour récupérer le petit et les affaires nécessaires à sa semaine de garde.

Tout était prêt dans le sac à dos de l’enfant qui finissait sa part de pizza. La sonnerie de l’interphone retentit. Marianne appuya sur le bouton d’ouverture et pressa le petit de mettre son anorak.
Ses mains reprirent la préparation de son propre repas dans la cuisine. Blaise entrerait dans l’appartement sans son concours. Il possédait encore un trousseau de clefs que Marianne ne manquerait pas de lui réclamer avant son départ. On sonna à la porte. Un coup long, puis un coup bref : la marque de Blaise chaque fois qu’il revenait au foyer. Marianne essuya ses mains, s’apprêta à ouvrir, mais le petit avait été plus rapide. La carrure de Blaise occupa tout à coup une large partie de l’obscurité dans laquelle était plongé le palier. En apercevant Marianne, Blaise appuya sur le bouton de la minuterie. La lumière dissipa toutes les zones invisibles. Le sol était couvert de valises et de sacs de voyage.
Ignorant l’enfant qui lui tendait les bras, Blaise sourit à Marianne en désignant ses bagages :
- Je peux ?

Le plat préparé fut un peu juste pour deux. Blaise avait toujours eu un solide appétit. Même en mastiquant, sa bouche n’avait pas quitté le sourire de son arrivée sur le palier. Après le repas, il alluma la télévision posée sur le plan de travail, mis une dosette dans la machine à café, revint dans la cuisine avec le cendrier du salon et la bouteille de fine Napoléon.
Marianne avait noué les liens du sac poubelle. Blaise se précipita vers elle :
- Laisse ma chérie, j’y vais !
Marianne sortit de la cuisine, ramassa l’anorak qui traînait par terre dans l’entrée et rejoignit la chambre de l’enfant. Depuis le retour de son père, le petit s’était retiré. Il aurait sûrement besoin d’un câlin pour s’endormir.

Blaise attrapa son verre, ricana entre ses dents : « À la russe ! » et d’un trait, avala le digestif.



                                                     

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