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mardi 7 mai 2013

Le couloir de Pantin


Elle en est sûre, à cent pour cent, rien ni personne ne pourra ternir cette belle journée. Elle a dormi suffisamment. Les enfants sont partis au lycée. Ils ont bien révisé leur bac blanc. Jacques ne rentrera pas trop tard ce soir. Et surtout, il fait beau.
En sautant du lit, il a suffi d’ouvrir la fenêtre du balcon qui donne sur le jardin du Sacré-Cœur et d’inspirer l’air parisien. Il est tiède. Les rayons du soleil sont déjà au-dessus de la barrière du funiculaire. Elle se penche. La rosée mouille encore la balustrade. Dans les allées, elle peut apercevoir les promeneurs qui se lèvent tôt, les solitaires qui s’adonnent à la méditation.

À la hâte, elle sort de son cartable l’adresse du centre pour enfants autistes. Le séminaire commencera à onze heures. Une semaine avec d’éminents psychiatres. Il y aura des exposés assommants, des contributions enrichissantes , des 'oui, mais, mon cher confrère, vu sous cet angle…' Elle se recentre sur le calcul du trajet : changement à Villiers, Pont de Levallois, autobus 168, arrêt Garches. Un trajet d’une heure dix environ. Maintenant que toute la famille a quitté l’appartement, elle a juste le temps de passer dans la salle de bains assurer les retouches de maquillage.
Dans l’ascenseur, un doute la traverse : a-t-elle pensé au protocole à remplir dès ce matin ? Au rez-de-chaussée de l’immeuble, la vérification confirme sa crainte. Zut ! Inutile de s’énerver sur le bouton pour remonter à l’appartement : un locataire a été plus rapide. Que de temps perdu ! De quoi la mettre maintenant en retard.
Elle court jusqu’au métro. Quelqu’un la bouscule. Le cartable tombe du côté de la fermeture. Et bien entendu, fait exprès de s’ouvrir. Tant bien que mal, elle ramasse. Catastrophe : livres écornés, papiers noircis. Et le portable qui a giclé dans le caniveau !
À Barbès, c’est la course vers l’escalator. En espérant ne pas tomber sur un de ces sans-gêne qui occupe toute la largeur et barre le passage aux autres. Sur le quai, le métro qui arrive est bondé. Heure de pointe ou non, c’est toujours la même chose : les rames sont moins fréquentes qu’ailleurs.
Un jour, elle avait fait sourire Michelle, sa collègue :
- C’est normal que nous poireautions sur le quai. Une ligne à ciel ouvert une bonne partie de son parcours, ça prend son temps. Surtout celle-là ! Elle contourne le bel octroi de La Chapelle comme on s’incline devant une femme séduisante. Ça demande du temps ! Et tu as remarqué les noms prestigieux des stations : Stalingrad ! Jaurès ! Colonel Fabien ! Moi, je ne sais pas pourquoi, mais à chaque fois, j’ai des frissons à la racine des cheveux et le cœur qui palpite au rythme d’une marche militaire.
Rien de martial ce matin. Il faut faire vite. Elle monte dans le wagon. In extremis. Elle a bien failli coincer son manteau dans la porte. Bien entendu, sur cette ligne, impossible de s’asseoir ! Le cartable serré entre les mollets, elle s’aide d’une seule main pour l’ouvrir. De l’autre, pas question de lâcher la barre. L’équilibre est précaire mais ça le fera ! comme dit son fils.
Elle se plonge dans la lecture de sa conférence. Pas besoin de relever les yeux à chaque arrêt, le nombre est dans la tête.

Une main sur son épaule.
Non, plutôt une pression des doigts. Ecartés. Elle les a sentis tout de suite ainsi : écartés, comprimant doucement le tissu du manteau.
Un coup au cœur.
Et la même voix sourde et chaude qu’autrefois :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Serge.
Deux paires d’yeux, face à face, sombres et ardents, agrippés l’un à l’autre. Deux regards à vif, leurs deux regards, ceux qui s’étaient pris, unis, désunis, arrachés l’un à l’autre. Oui, c’est cela qui surgit : la passion vibrante, là, à l’instant où il la touche et pose cette question banale :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Serge.
Est-ce seulement une apparition fugitive ? Au bout de tant d’années, le cœur s’emballe : qu’est-ce qui lui arrive ? Qu’est-ce qui lui prend de se sentir encore à lui ?
Il repose sa question :
- Tu peux me dire ce que tu fais là ?
Il ne lâche jamais. C’est peut-être pour ça que… Non ! Pas de ça ce matin !… Se baisser. Glisser la conférence dans le cartable, se redresser lentement, gagner du temps sur le trouble qui monte. Répondre avec sang-froid :
- Je vais à Garches en séminaire.
- À Garches ? Mais tu n’es pas dans le bon sens !
L’index de Serge pointe le nom de la station : Laumière.
Avec la même voix qu’autrefois, celle de la petite fille prise en faute, elle murmure :
- Oui, je crois que je me suis trompée.
Et lui, comme autrefois, un demi-sourire ironique comprimant la lèvre supérieure et creusant un léger sillon sur la joue. Le sourire d’autrefois, celui de l’homme qui doute des autres. La défiance.
- Je vais descendre à Pantin et faire demi-tour. Excuse-moi, Serge, je suis pressée.
Cette fois, il menotte la main qui n’a pas quitté la barre :
- Tu me cherchais, Corinne. C’est évident !
- Non !
Elle a crié.
Des gens se sont retournés dans le wagon.
- Si, chuchote-t-il à son oreille.
En approchant la tête, il a dispersé un peu de ce parfum d’après-rasage qu’elle aimait tant sur son visage… Enfoncer ses lèvres dans le petit creux sous le lobe de l’oreille. Fermer les yeux et passer sa main sur la barbe rasée avec soin.
Il n’a pas beaucoup changé. Il est encore bel homme. La mâchoire est restée forte. Les paupières à peine un peu plus lourdes.
Se ressaisir. Ne pas rester clouée au sol à le regarder.
- Excuse-moi, Serge, cette fois je suis vraiment en retard.
Elle ne lui a pas dit au revoir. Elle court dans le couloir de Pantin, attentive au claquement de ses talons hauts, elle court avec au-dessus des lèvres l’effluve palpitante d’une joue qu’elle n’a pas caressée.

Bien sûr, elle n’est pas arrivée à l’heure. À Garches, personne n’a remarqué son retard. Sauf Michelle, qui a tourné la tête au moment où elle est entrée dans l’amphithéâtre et qui lui a désigné un siège libre. A côté d’elle.
Corinne a fait celle qui n’avait rien vu et s’est assise toute seule, tout en haut. Elle n’a jamais eu aussi froid. Pas question d’enlever son manteau. Le cartable sur la tablette est resté fermé un moment.
Le directeur du centre a donné la parole à un premier psychiatre. Pour un cas clinique du foyer de Mantes…
Ce n’était pas à Mantes, mais à Poissy… Au bord de la Seine, ils s’étaient disputés à cause du restaurant. Serge n’avait pas trouvé la carte assez étoffée…
Elle ouvre le cartable et le stylo court sur le cahier de stage : Poissy… Edimbourg… Vannes… Arcueil… Chicago… Venise… Un brouillage intemporel se précipite. Les lieux du souvenir se sont libérés de l’asphyxie de l’oubli. La menace est invisible, mais elle est là.
Elle se lève d’un geste brusque. En se refermant contre le dosseret, le siège claque dans un bruit métallique qui dérange. Elle sort à la hâte. Elle flotte. Une somnambule.
Le gravier des allées ressemble à des sables mouvants.
Le jardin du centre est silencieux. Elle s’assoit sur un banc, près du socle d’une statue. Au-dessus de sa tête, le feuillage d’un arbre frissonne.
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